Igor Gulin, poète et critique littéraire russe, suit l’actualité de la littérature et des idées pour le supplément hebdomadaire de Kommersant, un quotidien qui a repris, à sa naissance dans les années 1990, le titre d’un journal ayant existé jusqu’en 1919. Il est aussi le cofondateur de la revue littéraire Nosorog (« rhinocéros », en russe), qui a publié son quatorzième numéro.
Commençons par parler de votre travail pour Kommersant. Comment en êtes-vous venu à écrire des articles dans la grande presse ? Quel âge aviez vous ?
J’ai commencé en 2010, à vingt-cinq ans. J’ai d’abord fait de courts comptes rendus d’expositions et de films. On m’a proposé de tenir une rubrique de critique littéraire en 2012. Il y a eu sans doute dans tout cela une grande part de hasard. Devenir critique littéraire ne faisait pas spécialement partie de mes projets. Il s’est juste avéré que le résultat n’était pas mauvais. Peu de gens souhaitent faire de la critique littéraire, contrairement à la critique de cinéma ou à la critique d’art.
Quels sont les domaines sur lesquels vous écrivez ?
Je bénéficie d’une grande liberté, presque étrange. J’écris en gros sur ce que je veux, à condition qu’il s’agisse de livres nouveaux, dans les domaines qui m’intéressent : essais de sciences humaines, poésie, théorie critique, parfois biographies ou journaux intimes. Le roman contemporain, qui est au centre de l’attention de la plupart des critiques, me laisse assez sceptique, même si, naturellement, il m’arrive plusieurs fois par an d’écrire sur des romans .
Vos articles s’inscrivent-ils dans des débats collectifs de la vie intellectuelle russe de ces dernières années, dans des modes ?
Il me semble que j’ai changé d’approche avec le temps. Je croyais au début qu’il fallait écrire sur quelque chose d’« actuel ». Et que si on veut écrire sur des sujets étranges et marginaux, il faut inventer une raison pour laquelle ils peuvent sembler « importants » maintenant. C’était le style de critique des années 2000 : « il faut absolument lire ou absolument voir à présent telle ou telle chose ». Cette approche s’est évanouie d’elle-même. L’illusion d’un champ culturel commun que la critique devrait modeler s’est effondrée. C’est partiellement un symptôme de la crise de la profession, même si cette crise a apporté une certaine libération, puisque l’on peut se permettre de ne plus être à la mode. Et puis, partiellement, ce qui n’est pas à la mode est même devenu à la mode. Il n’y a plus rien d’« actuel », donc on peut écrire simplement sur ce qui est intéressant. Cette accalmie s’oppose à l’hystérie de la consommation culturelle. Elle est très liée au contexte général de dépression sociale. Mais elle reste, dans une certaine mesure, plus productive. Elle permet de mieux se concentrer.
Quels sont les écrivains contemporains français sur lesquels vous avez principalement écrit ces dernières années ?
On traduit assez peu de littérature française contemporaine en Russie, et encore moins de livres authentiquement intéressants. Je suis un grand admirateur d’Antoine Volodine, je lui ai consacré plusieurs articles et j’ai contribué, je crois, à la diffusion de son œuvre. En revanche, on traduit ces temps-ci beaucoup de textes un peu plus anciens. J’aime beaucoup Hervé Guibert, par exemple (on a publié plusieurs de ses livres ces dernières années), ou René Crevel, un autre nom découvert récemment en Russie. Ma plus forte impression ces derniers temps, c’est l’œuvre de Valery Larbaud. Nous avons publié il y a peu son recueil Enfantines dans notre revue Nosorog.
Appréciez-vous les œuvres de la littérature contemporaine russe qui sont les plus traduites en France ? Correspondent-elles aux tendances qui vous intéressent ?
Il semblerait que non. Je viens de regarder sur Internet des listes françaises d’auteurs russes contemporains. Du réchauffé : Pelevine, Prilepine, Sorokine, Chichkine. À vrai dire, c’est de la littérature morte dès l’origine, qui ne vaut vraiment pas la peine d’être lue. J’ai vu qu’on a traduit deux romans de Nikolaï Kononov, un excellent écrivain. Il y a peut être des traductions intéressantes que j’ignore, mais je ne les ai pas trouvées sur Google. Il y a eu dans la littérature russe un essor intéressant à la fin des années 2000 et au début des années 2010, mais il s‘est essoufflé ensuite. La poésie reste un domaine vivace, néanmoins elle est marquée par un sentiment de crise des moyens littéraires et par une recherche désespérée d’issues. Une crise liée pour partie à la sinistrose du contexte social, pour partie au fait que l’espace principal de production textuelle est devenu celui des réseaux sociaux. Le statut de l’écriture « professionnelle » est menacé. Une grande part de la littérature actuelle travaille avec le « défi de Facebook » en utilisant ou en détournant les nouveaux usages de lecture et d‘écriture accélérées.
Vos articles ont-il parfois fait polémique sur les réseaux sociaux ?
Il y a parfois eu des débats, mais la polémique est rare. J’ai surtout fait scandale le jour où j’ai expliqué les raisons pour lesquelles je déteste le théâtre contemporain. Là, les choses deviennent vite passionnelles.
Venons-en à votre travail pour la revue littéraire Nosorog, qui publie de la prose, de la poésie et de la philosophie. Pourquoi ce nom, « rhinocéros » ? Quels sont les partis pris de la revue ?
Il y a bien sûr dans le nom du journal, qui a été choisi par la rédactrice en chef Katia Morozova, une référence à la pièce de Ionesco, mais ce n’était pas le sens principal. Le rhinocéros est un animal quelque peu énigmatique. Telle devait être notre revue, sans manifeste, sans conception pleinement articulée, avec des textes et des images un peu étranges. Nous ne voulions pas créer une revue qui représente simplement un segment de la littérature contemporaine. Nous voulions que la revue elle-même constitue une œuvre à part entière.
Quels ont été les thèmes des numéros de la revue depuis sa création ?
Les numéros ne sont pas forcément thématiques. Même lorsqu’il y a un thème d’ensemble, nous tenons avant tout à ce que les textes, contemporains ou anciens, au lieu de simplement mettre en lumière les principaux aspects de ce thème, forment une sorte de réseau où ils résonnent entre eux. Parmi les thèmes de nos numéros, il y a eu notamment le maniérisme, l’animal, Venise, et, pour notre quatorzième numéro, le dégel. Notre idée n’est pas de choisir le dégel khrouchtchevien pour faire un numéro historique, mais de partir à la recherche de la sensibilité du « dégel » dans des œuvres d’époques diverses.
Vous écrivez en ce moment un livre sur le cinéma de la stagnation. Qu’est-ce qui vous a poussé à aborder ce sujet ?
C’est lié directement à mon travail. En tant que critique et rédacteur de revue, j’ai tout le temps affaire au contemporain, à ce qui se passe actuellement, ce qui devient lassant à la longue. J’avais besoin de m’intéresser à une autre époque. En même temps, la période brejnévienne est intimement liée à la nôtre. Il existe un discours assez répandu selon lequel l’état de la Russie contemporaine est perçu comme une nouvelle stagnation. On peut trouver en effet de nombreux traits communs, d’où un certain retour d’intérêt pour les années 1970. Mais également des différences tout aussi nombreuses. Pour le dire vite, la stagnation des années 1970 était celle du socialisme, alors que la stagnation contemporaine est celle du capitalisme. Je suis de sensibilité socialiste. Mais il est difficile de nier que l’histoire du socialisme soviétique apparaît comme l’histoire d’une défaite. La stagnation correspond au moment où cette défaite est devenue une évidence. Pour moi, cette crise permet de saisir en quelque sorte la vérité de l’histoire soviétique. Non pas pour la démasquer avec cynisme, mais pour mettre en lumière sa beauté tragique.
Cela concerne le cinéma des années 1970. On a coutume de le considérer avec condescendance, comme un symptôme de déclin, mais pour moi ce cinéma est plus intéressant que d’autres styles plus flamboyants. Le cinéma me semble important aussi pour comprendre ce qui se passe dans une société. Un livre s’écrit de manière solitaire, alors que le cinéma est toujours créé par un collectif, et constitue toujours la trace d’une situation sociale. Il est essentiel pour moi de lutter contre le point de vue auteuriste. J’essaie non pas d’écrire l’histoire des cinéastes et de leurs recherches, mais des conditions dans lesquelles les films sont apparus. Néanmoins, ce cinéma trouve sa place dans le contexte de la poésie des années 1970, des arts plastiques et des autres arts. J’avais envie de mettre en lumière la structure de la conscience historique des années 1970, de comprendre ses liens avec d’autres sphères, comme la religion, la sexualité ou l’économie… Un vaste sujet !
Propos recueillis et traduits par David Novarina