En attendant Nadeau publie deux lectures, par deux écrivains, de Quel avenir pour la cavalerie ?, l’essai du poète Jacques Réda sur l’histoire et l’avenir de la poésie en français, et en particulier de son vers. Tandis que Gérard Noiret s’étonne que l’histoire du vers qu’il entreprend se prétende « naturelle », Maurice Mourier juge ce livre indispensable à tout amateur de poésie.
Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie ? Une histoire naturelle du vers français. Buchet-Chastel, 224 p., 20 €
Sous-titré « Une histoire naturelle du vers français », Quel avenir pour la cavalerie ? de Jacques Réda est indispensable à tous les amateurs de poésie, plus nombreux peut-être qu’on ne le croit. Non qu’il soit aussi précis et par endroits technique que La vieillesse d’Alexandre, le classique de Jacques Roubaud (publié chez François Maspero en 1978) qui, à la fois sur l’outrage perpétré à l’égard de l’alexandrin par Rimbaud au moment de la Commune, sur l’éblouissante analyse mallarméenne de Crise de vers et sur les questions délicates du mètre et du rythme, semble indépassable. Mais le propos de Jacques Réda est autre, plus mondain en un sens, c’est-à-dire, en prenant pour objet principal la chronologie des écoles littéraires, plus facilement lisible comme manuel historique, mais surtout – ce qui n’étonnera pas de la part de l’auteur des cinq tomes de La physique amusante (Gallimard), où il se met dans la roue de Lucrèce et de son De rerum natura – plus ludique, plus bondissant, plus fantaisiste.
Et infiniment plus polémique, en dépit de l’urbanité de l’auteur. Car il est patent que la disparition presque totale du mètre canonique, cet alexandrin auquel le Roman d’Alexandre, composé en 1170 par Lambert le Tort de Châteaudun, a donné son nom, chagrine fort Jacques Réda. Cette disparition lui paraît néanmoins acquise, la preuve c’est qu’en le ressuscitant lui-même avec verve (au prix de nombre de « fautes » volontaires) dans La physique amusante, il prend bien soin de donner un tour parodique à ses diverses évocations, souvent pointues, de la cosmologie, de la relativité ou de la « mécanique » quantique du XXe siècle (les découvertes essentielles en ces domaines largement mathématisés remontant déjà à près d’un siècle). Or, qui dit parodie dit résignation, fût-elle mélancolique, à la mort du petit cheval, et même du grand.
Mais cette prédilection pour le vers de Racine, intouchable jusqu’au Rimbaud de « Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours ! » (voir Roubaud, qui fait de cette agression contre l’alexandrin une analyse géniale), à peine toiletté par Hugo qui « était le vers personnellement » comme dit Mallarmé dans une de ces formules définitives dont il a le secret, entraîne une conséquence fâcheuse : c’est que le vers dit abusivement libre n’est accepté – du bout des lèvres – dans ce livre que pour autant qu’il ne s’inscrit pas en trop violente opposition à une définition rigoureuse de la mesure en poésie.
C’est ainsi qu’une absence formidable désarçonne le lecteur même accoutumé aux manières rogues des maîtres de manège. Il admettrait certainement (pour ma part, j’admets en tout cas) le maintien d’auteurs objectivement néo-académiques comme Valéry ou Cocteau dans le panthéon des grands poètes, mais refuse que rien du surréalisme en ses œuvres vives paraisse digne de recension ou même de mention quand il s’agit de poésie moderne. André Breton n’apparaît qu’une seule fois, à la page 183, dans une incidente à propos du « beau vers », sous la forme du rappel désinvolte d’« une formule » réduite par un procédé de jivaro à l’adjectif « infracassable », alors que cet adjectif inventé fait partie du mantra que l’amateur connaît par cœur sous sa magnifique forme complète : « infracassable noyau de nuit ».
Tudieu ! Et l’outrage est porté à son comble puisque du surréalisme ne surnagent que quelques mesures d’Éluard, le plus consensuel des membres du groupe, et l’Aragon des reniements, celui qui est revenu à la poésie mesurée en même temps qu’il tendait le cou au collier stalinien. Préférer Le crève-cœur ou La Diane française à Fata Morgana ou aux États Généraux, c’est au mieux une mauvaise plaisanterie, au pire une caution fournie au conformisme du goût majoritaire et, il faut bien le dire, bourgeois.
Autre point litigieux, moins grave : la troublante question de la poésie opposée à la prose (tout ce qui est prose n’est pas vers). Jacques Réda a pris la précaution de nommer son essai « une histoire du vers », et, comme en disant vers on dit mesure – n’est-ce pas ? –, l’affaire semble dans le sac. Cela devrait interdire pourtant d’ostraciser les mesures il est vrai singulières de Breton écrivant explicitement des vers Sur la route de San Romano, mais il y a plus contestable encore.
Depuis Crise de vers, une opposition dogmatique entre vers et prose est devenue strictement obsolète puisque, selon Mallarmé et il ne s’est pas plus trompé là-dessus que sur tout le reste en matière de poésie et de prose, les sépare seulement une simple « accentuation », ce qui empêche par exemple de réserver la portion congrue en poésie au Michaux des Hivinizikis, entre autres chefs-d’œuvre.
Cela est si vrai que Jacques Réda montre une réelle gêne à propos de Claudel, dont il admire un souffle lyrique où, pour ma part, je ressens au contraire un drapé, une pompe bien moins louables que ceux de Saint-John Perse (également écarté du livre). Mais là n’est pas le point. Ce que je retiens en revanche, c’est l’embarras manifeste de Réda dès qu’il s’agit de cataloguer le verset claudélien « qui ne sera ni vers ni prose » (p. 110). Ne serait-il pas plus pertinent de renoncer définitivement à une règle académique morte depuis Mallarmé, tant il est évident que les proses de Baudelaire, de Lautréamont, et celles du Rimbaud des Illuminations, du Michaux de La Ralentie, sont pure poésie, mesurée autrement ?
Une dernière remarque suggérée par ce livre irritant et passionnant, et retour à la cavalerie. En supposant qu’en effet le modèle Ancien Régime de l’alexandrin imité de l’hexamètre dactylique grec puis latin soit dépassé (mais que faire alors de Péguy, qui fut dans les Cinq prières, pour certains de ses lecteurs dont je suis, plus poète que le Claudel des Grandes Odes et infiniment moins prétentieux ?), reste que toutes les autres formes de la poésie mesurée demeurent disponibles et assez gaillardes, depuis le monostique vrombissant de l’Apollinaire de Cors de chasse jusqu’au vers de quatorze pieds, même en repoussant d’un orteil dédaigneux les combinatoires populaires de la chanson (à laquelle la revue Europe a récemment consacré un roboratif numéro).
L’octosyllabe, en particulier, le vers admirable du plus admirable peut-être des poètes français, Villon, se prête avec une souplesse inégalable à toutes les manipulations, distorsions, amplifications, mutations. Diminué, il fournit au moins des métriques de 5 et de 5 délectables. Mais le 9, le 11, le 13 émanent aussi plus ou moins de sa sphère expansive. Et il se multiplie fort bien en 16, voire en 24, notre langue actuelle – où les phonèmes se bousculent au portillon tandis qu’hélas ! la diérèse verlainienne et même l’e muet de Du Bellay se font la malle – autorisant évidemment toutes les manigances car, n’en déplaise à Valéry, celles-ci sont plus exquises que les chaînes. La cavalerie se meurt, vive la guérilla !