Le volume 100 de l’American Journal of Sociology (AJS) parait en janvier 1995, occasion de célébrer le centenaire de la plus ancienne revue de sociologie des États-Unis. Le numéro en lui-même n’a rien de spécifique, hormis la republication d’un article du premier numéro, rédigé par le créateur du journal, Albion Small. L’éditorial annonce néanmoins des « centennial essays », censés refléter la sociologie contemporaine. Au nombre de trois, ils seront publiés l’année suivante, pour mieux interroger le nouveau siècle de publications.
Dans l’édito du centième volume de l’AJS, Marta Tienda, éditrice du journal à l’époque, annonce les choix effectués pour fêter l’anniversaire. Dans un premier temps, afin de se souvenir des débuts, on peut (re)lire l’article programmatique d’Albion Small, « L’ère de la sociologie », paru dans le premier numéro. C’est l’occasion d’évaluer son héritage, qui est double : la création du département de sociologie de l’université de Chicago en 1892, et celle de l’American Journal of Sociology en 1895. Dans le même édito, Marta Tienda annonce un « inventaire interprétatif » du journal durant les cinquante dernières années. Un inventaire annoncé qui reste à entreprendre…
Commençons par un peu d’histoire. Sollicité pour écrire un article à l’occasion du centenaire du journal, Andrew Abbott écrit Department and Discipline, un livre dans lequel il retrace l’histoire du département de sociologie de Chicago et celle de l’American Journal of Sociology. Aucune mention de son travail dans le numéro 100 de la revue ou dans l’éditorial. Il se voit refuser son travail, jugé trop monographique. Raison de plus pour suivre de plus près sa réflexion, bien plus intéressante que les trois articles dits « centennials », afin d’interroger la sociologie américaine, le projet du journal, son évolution, voire son éloignement des origines.
Au début, l’AJS est la revue d’un seul homme, Albion Small, qui sera l’éditeur du journal pendant plus de trente ans. Puis celle d’un groupe primaire, les sociologues de Chicago, et enfin une pièce parmi tant d’autres dans la structure bureaucratique de la sociologie américaine. Abbott insiste avec raison sur le fait que l’AJS n’est pas l’émanation d’une discipline, mais qu’au contraire c’est la revue et ses réseaux qui permettent l’émergence de la sociologie comme discipline. Organe officiel en 1906 de l’American Sociological Society, l’AJS est centrale jusqu’en 1936. Au congrès de l’association en 1935, une majorité conteste l’hégémonie de l’école de Chicago sur la discipline. Le contexte disciplinaire évolue, des revues spécialisées voient le jour.
L’évaluation en double aveugle et la justification des refus apparaissent dans les années 1960. Les méthodologies statistiques sont de plus en plus présentes. La hausse du nombre d’articles soumis implique plus de lecteurs extérieurs, et donc plus de bureaucratie…
L’auteur évoque à la fin de son ouvrage la crise de la sociologie américaine. Il critique fortement les généralisations abusives, les explications sociologiques qui reposent sur la dépendance statistique entre des variables qu’il considère comme une fiction de notre imaginaire non sociologique. Ce paradigme des variables va à l’encontre du paradigme central de l’école de Chicago, pour laquelle les faits sociaux ne peuvent être abstraits de leur contexte spatial et temporel.
Revenons maintenant aux fameux essais centenaires ? Qu’y trouve-t-on ?
Le premier article concerne la sociologie urbaine, notamment la théorie subculturelle. Son auteur, Claude S. Fischer, revient sur son projet esquissé vingt ans auparavant. Sa thèse : la vie urbaine est non conventionnelle, de par l’hétérogénéité culturelle créée par la forte concentration de population. Le deuxième article traite des carrières académiques, universitaires : « Careers in Print : Books, Journals and Scholarly Reputations ». Le titre est clair. Quelles différences « réputationnelles » si l’on publie un livre ou un article ? Si les thèmes sont souvent les mêmes, les méthodes divergent. Les livres font parler, traversent les disciplines. Alors que les articles assurent un débat interne, nécessaire mais moins transversal.
Le troisième et dernier « centennial essay », interroge les perspectives institutionnelles des sciences sociales. Quels en sont les problèmes ? Selon l’auteur, la situation fiscale dans l’enseignement supérieur, la facilité de banaliser la recherche sociologique, le manque de cohérence interne.
Dans un article éclairant, Gabriel Abend, professeur à l’université de Lucerne, compare un corpus d’articles issus de revues de sociologie mainstream américaines et mexicaines, afin d’identifier les différences en termes épistémologiques. Chanceux que nous sommes, il analyse l’AJS à partir du volume 101. Sa sociologie des épistémologies l’amène à la conclusion que les définitions de ce qu’est une théorie et son usage diffèrent. Les théories ont une substance propre dans les revues américaines, alors que, dans les revues mexicaines, elles sont davantage une grammaire, des outils, des moyens de dire le monde. Les premières démontrent, les secondes racontent. Alors que les revues américaines luttent contre la subjectivité, les mexicaines valorisent le potentiel des points de vue subjectifs.
En feuilletant l’AJS, on trouve des modèles statistiques, des argumentations standardisées qui lient théorie et preuve à la recherche de l’objectivité. Les hypothèses sont confirmées ou réfutées, comme le présuppose une telle épistémologie de la vérification. Alors que le problème empirique correspond à une problématique théorique plus large pour les revues américaines, il est le principal sujet d’enquête pour les Mexicains. Dans l’AJS, la théorie est séparée des données, elle n’est jamais la conséquence d’une enquête de terrain. Le monde social est régulier, linéaire. Les termes employés sont universels, alors que l’abstraction généralisatrice est absente des travaux mexicains, plus intéressés à comprendre un problème empirique. Dès lors, la distinction entre théorie et faits est parfois imprécise, voire inexistante.
En bref, si vous sélectionnez au hasard un article de l’AJS, vous avez de grandes chances de tomber sur un jargon mathématique, des tableaux et des chiffres, symboles de l’objectivité qui suggèrent un mode de pensée bien particulier. La sociologie aujourd’hui, ce n’est pas que ça, heureusement…