Birikim : pour un socialisme turc

Le numéro 100 des numéros 100 En attendant NadeauL’histoire de la « revue socialiste de la culture » turque Birikim (acquis/accumulation) se divise en deux périodes. La première s’étend de sa naissance en mars 1975 à son 61e numéro en avril 1980, date à laquelle elle fut contrainte d’interrompre sa publication lors de l’état de siège, à la veille du coup d’État militaire du 12 septembre 1980. La seconde commence avec la parution d’un nouveau numéro 1, le 1er mai 1989, à la fin du régime issu de ce coup d’État qui pesa lourdement sur la gauche révolutionnaire et court jusqu’à ce jour. Le numéro 100 de la revue Birikim a donc été publié en août 1997.

S’inspirant de la New Left Review, les fondateurs (et refondateurs) de la revue, Murat Belge (né en 1943) et Ömer Laçiner (né en 1946), l’avaient lancée en 1975, année du début de la « période de la terreur » qui fit presque six mille morts en Turquie, et fut marquée non seulement par des troubles mais aussi par l’ingouvernabilité chronique du pays. La revue Birikim, mensuelle, avait pour mission d’autonomiser la « théorie » par rapport au mouvement réel : sa particularité était d’apporter une autocritique, au sein de la gauche turque, à son radicalisme idéologique et à son « schématisme ». Les auteurs de la revue observaient le phénomène de la violence politique, faisaient appel au « retour aux sources » : la revue introduisait ainsi, au sein du socialisme turc, les discussions contemporaines surtout à l’échelle européenne. Y étaient publiés des textes traduits de Louis Althusser, Étienne Balibar, Ernesto Laclau et Roland Barthes, ainsi que des analyses théoriques marxistes sur l’État se référant à Antonio Gramsci. Outre les articles réguliers des fondateurs de la revue, une nouvelle génération d’intellectuels y fit son apparition.

Au cours de cette première période, les « birikimistes » seront, cependant, accusés d’être « théoricistes », « intellectualistes » et « althussériens » par de nombreux militants de la gauche. Dans sa deuxième période, la Birikim de « l’ère de la fin des idéologies » sera au contraire applaudie pour son intellectualisme.

Selon les termes d’Ömer Laçiner dans le premier numéro reparu en 1989, la revue « voulait dépasser les problèmes du mouvement socialiste ». Elle parlait désormais moins de la doctrine que de la culture populaire, en recourant aux notions de « démocratie », de « société civile », de « post-modernisme ». La revue ne faisait plus de place aux poèmes et récits, ni aux traductions. Elle devenait une « plateforme de dialogue » des intellectuels de tous bords et œuvrait à la critique de l’idéologie officielle du « kémalisme ». Ses pages se sont ouvertes à des auteurs provenant de la droite libérale, ainsi qu’à l’intelligentsia islamiste émergente. Pour le centième numéro de la revue, le comité de rédaction demanda ainsi aux cinquante auteurs, parmi lesquels se trouvaient les « anciens » militants de la gauche et de la droite, de « rédiger un portrait détaillé de la revue ».

Dans son numéro cent, les trente premières pages de la revue sont dédiées à la chronologie politique du pays : cette trajectoire politique brûlante rend l’évolution de Birikim mieux visible. Les deux fondateurs de la revue commencent, ensuite, à converser : ils soulignent que leur terminologie marxiste des années 1970 n’est plus présente, et leur ancien répertoire défiant l’orthodoxie marxiste leur paraît désormais encore trop « orthodoxe ». Et enfin, dans la centaine de pages qui suivent, les cinquante auteurs invités comparent, sans surprise, deux Birikim, l’une d’avant 1980, l’autre d’après 1989. Selon eux, la Birikim de l’après-1989 s’est assigné la mission d’autonomiser l’« accumulation intellectuelle » vis-à-vis de la médiatisation de la culture et de la tutelle étatique. Birikim est, dès lors, un lieu central de communication pour les intellectuels. Même si ses « alliés » changent au cours du temps, Birikim maintient encore aujourd’hui cette mission.