La revue Esprit, fondée en 1932 par le philosophe personnaliste Emmanuel Mounier, présente cette originalité d’avoir édité deux numéros 100 en deux séries. La première a compté 483 numéros jusqu’en décembre 1976 avec deux autres directeurs (Albert Béguin et Jean-Marie Domenach), et la seconde, 503 numéros dirigés successivement par Paul Thibaud, Olivier Mongin et aujourd’hui par le duo Jean-Louis Schlegel et Antoine Garapon.
Ce changement de série correspond à une prise de distance avec la tradition personnaliste, et à un recentrement de la réflexion sur la démocratie et l’antitotalitarisme. Il se matérialise aussi par une nouvelle numérotation d’Esprit, par année de 1 à 12, plus proche du présent.
Ces deux numéros 100 tombent à des moments cruciaux dans l’histoire de cette « revue d’idées » et illustrent sa manière de « s’engager dans son temps ». Elle se voulait dès sa création « en rupture avec l’ordre établi », qu’elle analysait dans la perspective d’une « révolution personnaliste et communautaire » (Emmanuel Mounier) ajustée à une conception pragmatique de l’engagement (Paul-Louis Landsberg), notamment pendant la guerre d’Espagne, conception qui préfigurait celle des existentialistes. Le premier numéro 100 paraît dans un climat dramatique, sous le régime de Vichy, en mai 1941. Il fait partie d’une série de dix numéros édités par Mounier à Lyon, en zone « libre », entre novembre 1940 et août 1941, sans l’accord d’une partie de la rédaction qui voyait dans cette parution autorisée une concession au régime ; ce que contestait Mounier qui, dans ce numéro comme dans les précédents, réaffirme ses convictions et sa condamnation de la collaboration nationale.
Il publie également des articles sans concession contre l’antisémitisme officiel. Il considère qu’un espace existe qui lui permet de s’adresser librement à des milliers de personnes, surtout à la jeunesse. Le régime ne s’y trompe pas. La revue est interdite et son directeur arrêté en août, soupçonné de participer au mouvement de résistance « Combat ». Cet épisode a été l’objet d’une polémique récurrente lancée dans les années 1980 par Bernard-Henri Lévy et l’historien israélien Zeev Sternhell (mort le 21 juin dernier) qui accusent l’équipe d’Esprit (et les suivantes !) de complaisance avec Vichy, et voient en Mounier un des principaux théoriciens du « fascisme à la française ». Accusation que nombre de travaux historiques ont invalidée, ainsi que la réédition en fac-similé des dix numéros en question, accompagnée d’un appareil critique par Marc-Olivier Padis et Olivier Mongin (toujours disponible sur le site de la revue).
Le second numéro 100 fait suite, dans l’après 1968, au tournant qu’a incarné Paul Thibaud, son nouveau directeur, à partir de janvier 1977. Deux notions depuis longtemps présentes dans Esprit sont alors en question : la révolution et les mythes révolutionnaires, d’une part ; le progressisme, d’autre part. Et via « un renouveau » du personnalisme, la revue s’engage dans une « réflexion multidimensionnelle sur la démocratie », les droits de l’homme et le totalitarisme.
Le numéro 100, paru en avril 1985, publie des contributions typiques de cette évolution qui a dominé les sommaires de la revue jusque dans les années 1990. Une note clairvoyante de Paul Thibaud sur le réveil des sociétés à l’Est contredit le pessimisme ambiant après la défaite de Solidarnosc (1981) et inventorie les faiblesses de ces régimes « qui n’échappent pas à l’histoire ». L’analyse prémonitoire d’un jeune sinologue, Jean-Philippe Béja, le confirme en montrant en détail comment, dans la Chine de 1984, « une lutte est engagée entre le Parti et ses administrés qui, de plus en plus, essaient d’imposer la reconnaissance de leurs droits ». Ensuite, la publication d’un extrait du livre d’Olivier Roy sur l’Afghanistan, sous le titre « Fondamentalisme, intégrisme, islamisme », pose les premières bases d’un débat encore marginal, qui a secoué la société française jusqu’aujourd’hui. Enfin, l’article placé à la « une » du numéro présente une approche iconoclaste de l’œuvre de Michel Foucault (qui est mort le 25 juin 1984) et surtout du « foucaldisme », par une éminente helléniste, Maria Daraki. En s’interrogeant sur les raisons de « l’assentiment », pendant près de vingt ans, entre cette œuvre et les mentalités ambiantes, elle annonce un certain néo-conservatisme très en vogue de nos jours.