L’ambiance du moment étant au déboulonnage de statues de colonialistes et à la dénonciation de racistes supposés, on pourrait craindre pour celle du grand anthropologue Lucien Lévy-Bruhl, que l’on ne connaît souvent que pour sa notion, devenue infâme, de « mentalité primitive » ou « prélogique ». Après une longue période de purgatoire, ses thèses ont été réévaluées. Mais elles avaient fait l’objet d’analyses très originales de la part de Benjamin Fondane, dont l’œuvre a également été redécouverte. Si bien que cela fait une deuxième statue à préserver.
Benjamin Fondane, Lévy-Bruhl, ou le métaphysicien malgré lui. Texte établi et présenté par Serge Nicolas et Dominique Guedj. L’Éclat, 336 p., 19 €
Juste avant d’être assassiné à Auschwitz en mars 1944, Benjamin Fondane avait donné instruction à sa femme de réunir ses travaux philosophiques sous le titre L’être et la connaissance, ouvrage qui devait contenir ses études sur Lucien Lévy-Bruhl et sur Léon Chestov. Les premières sont réunies ici avec leurs variantes dans une édition très bien faite, encadrée de préfaces et d’une postface qui éclairent la genèse du texte. Celui-ci est doublement intempestif : il présente sous un jour inédit l’œuvre du grand anthropologue et révèle les ambitions philosophiques de Fondane, qui était à la recherche d’une version mystique de l’existentialisme.
Lévy-Bruhl était passé de la philosophie classique à Comte et à Durkheim, défendant l’idée que la morale théorique doit être remplacée par une science des mœurs, titre de son célèbre ouvrage de 1903. À partir de là, il publia une série d’études dont la plus célèbre est son livre de 1922, La mentalité primitive, qui défend la thèse selon laquelle les « fonctions mentales des sociétés inférieures » – c’est le titre de son premier livre de 1910 – reposent sur une mentalité « prélogique ». Pourquoi Fondane dit-il que Lévy-Bruhl est « philosophe malgré lui » ? Parce que, tout en prétendant faire de la science positive et de la sociologie, Lévy-Bruhl défendrait des thèses philosophiques et même métaphysiques sur la nature de la pensée humaine et de la raison. Ce sont ces thèses que Fondane entend rejeter, pour défendre une tout autre conception de la pensée, aux antipodes de la pensée rationnelle.
La pensée primitive, selon Lévy-Bruhl, viole constamment le principe de raison et le principe de contradiction. Ses explications causales ne procèdent ni à partir de jugements de réalité ni sur la base des observations tirées de l’expérience et tombant sous des lois. Les « primitifs » pensent sur des bases affectives et « mystiques », fondées sur la loi de « participation », reposant sur des affinités entre les phénomènes. Ces thèses de Lévy-Bruhl lui ont valu sa mauvaise réputation dès son époque : Edward Evans-Pritchard, l’auteur des Nuer (1940), lui a reproché d’avoir exagéré la solidarité au sein des sociétés primitives, on a dit qu’il confondait violation du principe de causalité et violation du principe de contradiction, et Bergson a objecté que la théorie de la participation mystique reposait sur des ambiguïtés sur le sens du verbe être.
Mais les objections principales sont venues de Marcel Mauss, puis de Claude Lévi-Strauss : il est faux de dire que la pensée primitive est illogique, qu’elle procède sans concepts, ou qu’elle ignore l’expérience. Les sociétés primitives élaborent des classifications complexes, basées sur des observations fines, leurs mythologies impliquent des conceptions du monde sophistiquées qui, loin d’être simplement fondées sur des identifications affectives, sont de véritables théories de la nature et du cosmos. Les écrits de Lévi-Strauss achevèrent de reléguer Lévy-Bruhl dans la préhistoire de l’anthropologie.
Le terme même de « primitif » est devenu tabou : quiconque l’emploie est taxé immédiatement de postcolonialisme. Mais, comme l’ont montré les travaux récents, notamment de Dominique Merllié et de Frédéric Keck, Lévy-Bruhl n’a jamais employé l’expression de « mentalité prélogique » en impliquant un jugement de valeur sur les sociétés qu’il étudiait par rapport aux sociétés occidentales, ni en voulant suggérer que cette mentalité échappe à toute logique. Il avait dans ses Carnets posthumes renoncé à parler de « mentalité prélogique » et à considérer que cette mentalité s’appliquerait uniformément à l’ensemble de la pensée primitive : pour certaines opérations, elle est exactement la même que celle des « civilisés », mais pour d’autres, quand le surnaturel est en jeu, elle fait appel à des facteurs affectifs et mystiques. Lévy-Bruhl revient sur l’histoire du missionnaire Grubb, accusé par un Indien de lui avoir volé des potirons, avec pour toute justification qu’il l’avait vu en rêve. Dans ce cas, l’Indien est prêt à admettre l’incompatibilité logique entre « Tu m’as volé mes potirons » et « Tu étais à 150 miles de là », mais il soutient qu’il n’y a pas d’incompatibilité physique, parce que, selon lui, ce qui arrive en rêve est non moins réel que ce qui arrive à l’état de veille.
Ce genre d’histoire, on s’en doute, ravissait les surréalistes, qui puisaient dans les livres de Lévy-Bruhl une confirmation de l’intrusion du songe dans la vie réelle chère à Nerval. Michel Leiris rapporte que les ouvrages de Lévy-Bruhl inspirèrent sa vocation d’ethnologue. Roger Caillois, Georges Bataille et leurs amis du Collège de sociologie trouvaient dans ses écrits des ressources pour leur recherche d’une nouvelle mystique ; à la même époque, Antonin Artaud allait au Mexique rencontrer les Tarahumaras, et René Daumal fréquentait le mage Gurdjieff.
Le chemin de Benjamin Fondane a des similitudes avec celui de ces auteurs fascinés à la fois par les sociétés primitives et par les mystiques. Né roumain, Fondane ne pouvait qu’avoir une prédisposition pour le dadaïsme, et il fut un temps ami de Tzara et des surréalistes. Mais sa vraie rencontre intellectuelle fut celle de Léon Chestov, dont toute l’œuvre vise à montrer l’impuissance de la grise raison grise face à la verdeur de l’arbre d’or de la vie. Fondane adopta cet existentialisme mystique, qui avait peu à voir avec l’existentialisme chrétien de Gabriel Marcel, et encore moins avec l’existentialisme athée que Sartre allait promouvoir.
Fondane s’intéresse à Lévy-Bruhl parce qu’il entend retourner son rationalisme contre lui-même. D’un côté Lévy-Bruhl dresse un fossé infranchissable entre notre pensée « civilisée » et la pensée primitive, en montrant que celle-ci échappe aux principes qui sont ceux de la science depuis l’âge moderne (ici, il a une conception foncièrement positiviste de l’évolution de la pensée humaine), et de l’autre il ouvre un gouffre : si la pensée primitive est tellement autre par rapport à la nôtre tout en étant – ce que Lévy-Bruhl ne nie pas – une forme de l’esprit humain, comment pouvons-nous prétendre la comprendre et a fortiori la juger comme inférieure ou irrationnelle ? Cette question est en partie épistémologique. Mais elle est, selon Fondane, avant tout métaphysique parce qu’elle révèle une tout autre manière de comprendre le monde que la nôtre.
Cette autre manière consiste à voir les choses et le monde comme participant à un autre monde, surnaturel, où l’impossible peut arriver. Et le pas que Fondane franchit est que cette pensée primitive devrait être un modèle pour notre propre pensée. Selon Fondane, Lévy-Bruhl met à nu l’absence de fondement de notre schème d’entendement occidental et nous présente, par contraste, la manière dont nous devrions penser. Fondane suggère que la pensée primitive offre une porte de sortie hors de l’idée que le monde serait à connaître et à penser logiquement, plutôt qu’à vivre et à éprouver dans une communion mystique avec le surnaturel.
Fondane suggère aussi que cette pensée n’est au fond pas si différente de celle que la tradition juive nous a léguée dans le Pentateuque, mais, nous dit-il, non pas le Pentateuque civilisé, que la religion chrétienne a rationalisé, mais celui de la Torah des Hébreux, selon lequel la Loi gouverne le monde dans une surnature qui fait toujours partie de la nature. La mystique primitive est une voie d’accès possible à la vraie mystique juive, disparue sous les couches de logique et de rationalité que le christianisme a déposées sur elle. On sait combien ce retour au judaïsme compta dans la pensée de Fondane. Il bataille aussi avec les penseurs de l’époque, comme Bergson, Meyerson et Maritain. Il note fort justement qu’il y a quelque ironie dans le fait que Bergson refuse à la pensée primitive la dignité d’incarner la pensée mystique, alors même que son univers intuitif et fluide semble un « prolongement » de la pensée primitive. Comme le disait Russell, « l’instinct s’exerce au mieux chez les fourmis, les abeilles, et chez Bergson ». Fondane entend aussi s’opposer à Meyerson, qui soutenait que la pensée scientifique vise à identifier les phénomènes au sein d’une même réalité. Il cherche dans la pensée de son compatriote le logicien dissident Stéphane Lupasco les principes d’une logique de la « non-identité » qui pourrait rendre compte de la pensée primitive.
L’opposition entre la raison et la mystique est indépassable. Le rationaliste rejette le mystique dans le cœur des ténèbres, et le mystique rejette le rationaliste dans l’aveuglement de sa pensée solaire. Ni Lévy-Bruhl ni Fondane ne se sont vraiment posé le problème épistémologique : comment savons-nous que la pensée primitive diffère vraiment de la nôtre ? Beaucoup tient ici au problème de la traduction. Ribot, l’un des maîtres de Lévy-Bruhl, soutenait que les primitifs n’emploient que des termes concrets et particuliers, et ne manient pas l’abstraction. Cette thèse a été battue en brèche. Mais ces discussions ont été profondément renouvelées depuis que Willard van Orman Quine a défendu l’idée que la traduction est par essence indéterminée, autrement dit qu’il n’y a pas de fait décisif qui permette de déclarer qu’une traduction d’une langue inconnue à une langue connue est correcte, et que, même si en réalité on traduit, un élément d’indétermination demeurera. Quine et son disciple Donald Davidson soutiennent que la traduction n’est possible que si l’on suppose que ceux que l’on traduit ont la même logique que nous et croient, dans l’ensemble, les mêmes choses que nous. Ce principe de charité n’est même pas une supposition : il est une condition nécessaire de toute interprétation. Cela veut dire que si les Bororos nous disent être des araras, il n’y a là aucune violation évidente du principe d’identité. Quine en conclut, dans Le mot et la chose (1960), que la notion de mentalité prélogique est « un mythe inventé par de mauvais traducteurs ».
Les primitifs sont donc nécessairement rationnels, en ce sens minimal, qui était précisément celui que Lévy-Bruhl déniait à la mentalité primitive et que Fondane au contraire les louait de ne pas partager. L’idée même d’une pensée « autre », qui obéirait à des lois radicalement différentes de celles qui fondent la logique classique, n’a pas de sens. Le dernier Lévy-Bruhl était parvenu à cette conclusion : « L’esprit humain est le même partout ». Mais il admettait qu’il est possible localement de déterminer des formes de pensée irrationnelle : si on accuse les Blancs d’être responsables d’une intempérie, n’importe quel Blanc peut être tenu pour responsable. Mais ces formes d’irrationalité touchent tout autant les civilisés : c’est un des ressorts du racisme dans nos propres sociétés. En fait, Lévy-Bruhl était, comparé aux anthropologues structuralistes qui l’ont mis aux oubliettes, en avance sur son temps. Car, à la différence de ceux-ci qui partaient d’une théorie des signes et du symbolique, il entendait partir de la psychologie. Sa notion de « mentalité » était trop vague, mais il était à la recherche d’une théorie unifiée de l’esprit humain, en étudiant les formes d’inférence et de formation de croyance des sociétés. C’est la voie que suit aujourd’hui l’anthropologie cognitive.
Fondane cherchait à revenir, par-delà Chestov, aux fondements du judaïsme. D’autres intellectuels juifs à la même époque suivaient des voies bien différentes (voir Julia David, Ni réaction, ni révolution. Les intellectuels juifs, la critique du progrès et le scrupule de l’histoire, L’Harmattan, 2013). L’un d’eux, Julien Benda, rapporte dans ses Mémoires avoir vu Chestov soupirer, la tête entre les mains : « La vie, quelle chose mystérieuse ! », en se laissant abîmer des heures durant dans l’idée de ce mystère pensé en tant que mystère. Benda y voit « une acceptation confondante de la stérilité de l’esprit », et trouve très ennuyeux ses desservants, « à moins qu’ils ne soient de grands poètes ». Fondane était un grand poète. Mais chaque fois que je passe sur la petite place au bout de la rue Rollin qui porte son nom, je ne peux que m’accorder avec lui sur le fait que la vie est absurde.