Gilles Lapouge (1923-2020)

L’écrivain et journaliste Gilles Lapouge est mort le 31 juillet. Jean Lacoste, qui le connut au comité de rédaction de La Quinzaine littéraire, rend hommage à ce voyageur qui ne croyait pas au bout du monde, mais à la rencontre des pays et des livres.

Nous n’entendrons plus cette voix douce, doucement ironique, toujours sereine, discrètement étonnée par les folies récurrentes du monde. Une belle voix de radio. Gilles Lapouge vient de disparaître (31 juillet 2020) à l’âge de 97 ans. Il était né en 1923.

L’œuvre abondante de Gilles Lapouge, essayiste, écrivain, voyageur, a été reconnue par de nombreux prix dont le Grand prix du roman de l’Académie française, mais son écriture n’a rien d’académique. Il faisait volontiers allusion à une expérience fondamentale, dans son enfance en Algérie, lors d’une « escapade » de 1935 avec ses parents dans le désert du Sahara : pour l’enfant c’était aller « au bout du monde », ce qui est inquiétant. Mais le bout du monde n’existe pas, « c’est une blague » : Tombouctou n’est pas si loin, « la Terre est ronde, hélas », « les lointains grandioses » n’existent pas.

Ce n’est pas faute d’avoir cherché à s’y rendre, au bout du monde. En 1950, jeune journaliste, il part pour le Brésil : voyage initiatique. Il a consacré un Dictionnaire amoureux (aux éditions Plon, 2011) à ce pays de la démesure et du métissage, de la végétation luxuriante et du Nordeste aride, des favelas et du carnaval. Il apprend le portugais, sur le tas, et pendant près de cinquante ans, Gilles Lapouge aura été le correspondant en France d’un journal brésilien, O Estado de São Paulo. Il présente les réalités sociales et les modes intellectuelles françaises aux lecteurs brésiliens, et recueille en retour des anecdotes, des atmosphères, des impressions du Nordeste, une connaissance intime du pays…

Le « bout du monde », sans exister, réserve ainsi des surprises étranges, poétiques et ironiques comme cette rencontre en pleine Amazonie, près de Manaus, entre un « professeur de français » d’un collège qui, en fait, ne connaît pas ou très mal la langue qu’il enseigne et qui dialogue avec Gilles malgré tout pour sauver la mise devant le principal, inventant à deux une langue éphémère, baroque, « de bric et de broc », monstrueuse à l’image de la sylve qui les entoure.

Hommage à Gilles Lapouge (1923-2020)

Gilles Lapouge © CC/Mathilde Garro

Journaliste scrupuleux et, ces dernières années encore, voyageur infatigable, il collabore dans sa longue carrière à de nombreux journaux, Le Monde, Le Figaro littéraire, etc. ; on le voit à la télévision avec Bernard Pivot dans Apostrophes et on l’entend sur France Culture dans l’émission Agora. Mais c’est évidemment par le souvenir de sa fidèle présence, depuis les premiers temps, au comité de rédaction de La Quinzaine littéraire qu’il reste dans nos mémoires. Dans cette réunion improbable de personnalités si diverses, d’universitaires comme François Châtelet et d’écrivains, d’historiens, d’essayistes pas toujours commodes, il était le journaliste, homme libre au contact des médias grand public, capable d’écrire avec brio à la demande de Maurice Nadeau sur n’importe quel sujet, à condition qu’il offre une prise à l’imagination, à la confidence, à la sympathie. Pas théoricien de la littérature pour deux sous, se méfiant même des théories et des gloses trop savantes, en pleine période dite « structuraliste ». Même s’il interroge Lévi-Strauss pour Le Figaro littéraire.

C’est plutôt en « géographe » que Gilles Lapouge se voyait, lui qui depuis l’enfance était attentif aux récits de voyage, aux marges de la littérature, aux grandes figures de l’exploration, de l’aventure. L’encre du voyageur (selon le titre de son ouvrage paru en 2007 chez Albin Michel) ne sèche pas. Sous sa plume le passé trouvait une actualité, une fraîcheur, l’actualité devenait matière à rêverie. Le « géographe », c’est étymologiquement (Gilles Lapouge aimait recourir aux étymologies) celui qui décrit le monde, qui l’écrit, d’anecdotes en détails heureux, dans sa complexité, sa beauté et ses horreurs, sa permanence et ses variations. Le vrai géographe est homme de l’écriture, ce n’est pas un baroudeur.

Il a cette phrase clef : « toute exploration est le souvenir d’un ancien manuscrit ». Nos voyages sont des palimpsestes toujours recommencés, des œuvres passionnantes, mais déjà écrites. S’il n’y a pas de bout du monde, il n’y a pas de terre vierge, de tabula rasa. En fait Gilles Lapouge se méfie des utopies qui veulent organiser la vie.

L’amoureux du Brésil, de manière révélatrice, n’est pas séduit par Brasilia et son architecture inhumaine ; il condamne les tentatives successives des militaires du pays pour occuper et mettre en coupes réglées le luxuriant chaos de la jungle amazonienne. Il décrit à l’inverse avec sympathie l’ascension et la chute, l’émergence et la décadence rapides des « capitales de la jungle », de Belém, de Manaus, de Sao Luis. Leur renaissance improbable et bricolée.

Les Pirates, un de ses premiers ouvrages (Balland, 1969), est une synthèse sur la vie des flibustiers, elle donne le ton. L’utopie ? Gilles Lapouge est sensible à la poésie de l’imaginaire, à la « révolution sans modèle », à l’invention des mœurs en 68, mais la politique n’est pas son fort. Il s’essaie en revanche avec bonheur au roman historique avec La Bataille de Wagram (Flammarion), un ouvrage travaillé dans ses moindres détails, couronné en 1986 par le prix des Deux-Magots, et qui assume ses affinités stendhaliennes. Palimpseste toujours… ce qui va de pair avec un regard critique sur l’Histoire, l’absurdité de la guerre, l’ironie des affrontements dérisoires. « A tale told by an idiot ».

Un de ses plus beaux livres récents, L’âne et l’abeille (Albin Michel, 2014), a fait entendre une tonalité nouvelle. Quelle sagesse tirer de l’association improbable entre deux espèces animales aussi opposées ? Gilles Lapouge, dans ce livre d’écologie sensible, dit à la fois son admiration pour le travail organisé des abeilles et, après Francis Jammes, sa compassion pour le sort des ânes. Il rassemble, dans un essai à la fois poétique et militant, des détails scientifiques étonnants sur le travail des abeilles et des considérations déchirantes sur le sort des ânes (pendant la guerre de 14) : « la terre de Verdun est saturée d’ânes morts ».

« L’abeille et l’âne – écrivait-il en guise d’hommage – la magnifique et le misérable, la présomptueuse et le modeste, l’anarchiste et l’utopiste, la mathématicienne et le cancre sont porteurs de la même “étoile noire”  qui marque au front les révoltés (…), les grands solitaires qui se dressent contre les décrets de l’aveugle Providence ». Gilles Lapouge, un esprit libre, ami des livres. Il nous manque.

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