Parce que l’été peut aussi être le temps des voyages, des bifurcations, des errances, En attendant Nadeau propose d’interrompre l’actualité des livres, par un retour sur les relations du poète Claude Roy (1915-1997) avec la traduction de la poésie chinoise. Une invitation à relire son ouvrage de 1991, Le voleur de poèmes, et à goûter sans réserve la poésie classique, dans toutes ses langues.
Claude Roy, Le voleur de poèmes. Mercure de France, 448 p., 26,80 € (paru en 1991)
La lecture et l’écriture sont des « permis de séjour », nous ne savons pas trop qui les délivre et pour combien de temps. Profitant de ses voyages réels (1952 et 1979) et imaginaires en Chine, Claude Roy a bien traduit par la seule intuition et quelques justes anxiétés de l’entendement ce qu’est peut-être ce pays : « la résistance du roseau à l’ouragan », entendons, de la Chine lettrée aux tyrans, le goût des bains de foule, l’exubérance des odeurs, celle des bruits des rues et des champs, enfin, la passion du possible affleurant sur tant de visages enracinés dans une immémoriale manducation de l’instant.
L’écrivain note d’autre part la difficulté qu’il y a à bien se situer face à la Chine. Entre l’exotique projection de soi dans la symbolique chinoise et le rêve d’une altérité absolue, la culture occidentale peine à engager avec elle un dialogue authentique. La vague de sinophobie actuelle, héritée du complotisme sanitaire, montre encore aujourd’hui combien la fascination et la répulsion se mêlent et se succèdent de façon obsessionnelle dans l’élaboration des représentations occidentales de la Chine.
Enfin, l’écrivain n’a pas à justifier sa passion pour la culture et les habitants de ce pays immense : elle est née de l’amitié et y retourne, elle est d’autant moins sujette à caution que l’auteur des Pas du silence a su en 1979 dénoncer avec clarté les horreurs de la Révolution culturelle.
À partir de telles prémisses, la liberté d’une esthétique admirative et lyrique peut se déployer avec légèreté et hospitalité. Claude Roy se sent à l’aise dans l’inachevé, le fragmentaire, l’évasif. Il a horreur des autorités monolithiques qui imposent de l’extérieur une manière de croire et de penser, il cultive le goût d’une pluralité qui voit dans la « nature » et les sagesses asiatiques la possibilité de respecter ce qui est marginal et fragile.
Ce goût de la pluralité au risque du papillonnement se reconnaît aussi dans la polygraphie de son œuvre. Claude Roy fut un éternel exproprié : il s’est dépossédé de tous les genres littéraires, passant du conte pour enfants à l’essai politique, de la critique d’art à l’autobiographie, du carnet de voyage au roman, pour toujours finir et recommencer avec la même hantise d’une poésie qui coulerait de source comme un rafraîchissement lustral de voix en voix entre tous les hommes. Il s’est aussi dépossédé de toute identité nationale pour emboiter le pas à une énigmatique murmuration composée de mille « mots-étincelles » : ce sont des musiques et des images à l’envol d’oiseau qui viennent à nous plus que nous ne les fabriquons. Le poète est d’abord le traducteur de toutes les langues qui le parcourent d’instant en instant. S’il traduit des poèmes d’une langue étrangère, il gravite autour des sons et des sens à la manière d’un somnambule guidé seulement par la confiance d’un mouvement qui ne se prouve qu’en marchant : « Les poèmes que j’ai signés seul, je doute pourtant d’en être le propriétaire. Je me soupçonne de n’en être que l’interprète. » Il se voit le confident « d’un auteur inconnu » qui « chuchotait » à son « oreille ». C’est pourquoi il se présente comme un « voleur de poèmes », un inventeur qui sait son impuissance à faire entendre quoi que ce soit d’une voix vierge de tout larcin d’auteur.
Dans l’impossibilité d’élaborer une science sûre de la traduction, l’écrivain livre une version française née du deuil de toute restitution authentique de l’original : le poème est un vaisseau fantôme, Claude Roy lui permet de faire escale dans la langue française mais l’écrit original peut continuer son voyage, libre de toute transcription définitive. Quelques amis sinologues ou des artistes sinophones, Zao Wou Ki, aideront cependant Claude Roy à ne pas faire naufrage dans l’absurde d’un entier « contre-sens ».
L’une de ses admirations les plus vives s’appelle Wang Wei (701-761), un poète de la dynastie Tang qui a su allier en profondeur un art consommé de la poésie et de la peinture à son inspiration bouddhiste. La profondeur du sentiment géographique et du shanshui y rayonne, le mettant à l’écoute des grands espaces de la Chine. Cette poésie est encore plus belle quand elle se glisse dans la correspondance qu’il entretient avec son ami poète Pei Di : « Ces jours-ci, à la fin du deuxième mois, le temps a été clair et frais. J’aurais pu traverser la montagne pour aller vous voir. Mais je savais que vous étiez en train d’étudier les classiques et j’ai craint de vous déranger. J’ai été seul à vagabonder dans la montagne. Je me suis arrêté au temple de l’Estime, j’ai soupé avec les moines et suis rentré chez moi. »
« Créer un poncif, c’est le génie », peut-on lire dans Fusées XIII. Cette maxime de Baudelaire est sans doute vraie pour la poésie chinoise classique. Plus elle admet de règles prosodiques et de variations sur le même thème, plus elle donne de relief à l’individualité de chacun de ses idéogrammes, si bien que l’écriture et la lecture peuvent y gagner en cohérence et en communion.
Le paysage chinois y est d’ailleurs le lieu commun par excellence, il aspire à lui la puissance de rêve qui abolit l’irritation du « je » contre le « nous », du « nous » contre le tout autre, du tout autre contre le pur jaillissement de l’immanence. Il suspend tout jugement critique, réclame un droit sans partage à l’immersion dans la beauté du monde mais le poème de shanshui veut aussi faire du lecteur un voyageur immobile promis à la confidence de l’épistolier : consentir à voir la montagne et les eaux, c’est consentir à entrer et sortir des fastes de l’image, c’est dire oui à la précédence d’un visiteur qui saura nous rendre familier l’étonnement d’un paysage inséparable de mille autres mais toujours en devenir. Plus l’espace est vaste et vertigineux, plus l’intimité advient par surprise et par surcroît, plus elle montre la fiabilité d’un monde dont le principe matériel obéit à une parole incréée.
Il n’est donc pas surprenant que la nostalgie du pays natal, la situation d’exil du poète, soit l’un des topoï les plus convenus mais aussi les plus nécessaires de cette forme de poésie ; elle fait de l’élévation du songe le lieu et la condition d’une filiation symbolique et spirituelle. N’importe quelle suite d’images peut, à partir de là, faire atlas, dire l’itinérance et la flânerie, l’expansion d’un regard uni par l’amitié et le travail d’un imaginaire chaleureux et aérien : « La vallée de Mengcheng, la cabane de bois dans les abricotiers, la colline des bambous, la forêt des daims, le bois de magnolias, la rive des cornouillers, la colline du Sud, le lac Yi, les rapides au bas de la ferme des Luan, le lieu-dit ‟La Rosée dorée de printemps” »…
D’une certaine façon, le lieu commun, c’est ici la toponymie, une divagation conduite par le labyrinthe des noms de lieux à même la cartographie du poème. Ainsi, la parataxe si caractéristique du mandarin, la rude juxtaposition des caractères à la limite de l’inventaire, peut réserver toute sa place à l’interprétation d’un lecteur devenu voyageur. L’effacement du scripteur permet sa pérégrination à l’intérieur d’un texte démis des injonctions de toute instance d’énonciation normative.
À l’évocation d’un bonheur passé et de son manque succède aussitôt celle du printemps à venir, des retrouvailles de l’ami avec qui se partageront les jeux d’une nouvelle invention poétique : « Nous retournerons alors dans la montagne. Nous verrons les truites sauter hors de l’eau, et les mouettes blanches voler et planer. La rosée imprégnera le sol et à l’aube, les cris des faisans monteront des champs d’orge. Ce ne sera plus bien long. Venez, venez, partons nous promener ensemble. »
Enfin, l’existence du messager qui délivre la lettre, comme celle du destinataire d’un rouleau, intervient en conclusion comme le signe d’une parfaite correspondance entre le lieu de la créativité solitaire et celui du partage ; le poème se fait ubiquité, scellant son authenticité par l’évocation du tiers qui relie physiquement l’auteur à son destinataire : « Aussi le bûcheron qui vous porte cette lettre vous dira l’amitié et le respect de votre ami Wang Wei, un solitaire de la montagne. »
Un autre lieu commun que Claude Roy excelle à nous faire sentir, c’est le vacillement des frontières chez Sushi, un poète de la dynastie Song marqué par un grand nombre d’exils et de bannissements, mais d’abord par un génie sûr de ses droits. Le climat de ses poèmes y est davantage marqué par le taoïsme et par la conscience aigüe d’un « entre-deux » permanent: entre la fiction et le réel, la nuit et le jour, la passivité et l’activité, le contemplateur et le cosmos.
En effet, la nuit obscure dispose à mieux voir, à goûter en profondeur l’authenticité du moindre phénomène surpris dans sa pure éclosion. L’insomnie réserve ainsi l’éveil d’un rapport plus simple au visible : pour le poète aux aguets, l’indifférence du monde se change en énigme, provoque une empathie dans la distance entre la matière prise en flagrant délit de vacuité et la surabondance des signes qu’elle inspire :
« Un petit vent froisse les joncs et les roseaux.
J’ouvre l’écoutille pour regarder la lune.
Le clair de lune inonde le lac.
Les bateliers et le gibier d’eau
partagent le même rêve. »
La vie des astres et des bêtes campe d’elle-même l’appartenance de l’homme au même cosmos qui les choie et les détruit tout ensemble : découverte à la faveur du silence, leur proximité souligne la refiguration possible du monde dans toute perception approfondie du réel. Enfin, si le lien entre les êtres se défait, il est en l’homme une puissance poétique de recomposition qui voit dans les frémissements du cosmos et de ses vivants une cohérence inédite entre l’Un et le sensible, une sortie de soi qui renverse la solitude en souveraineté, la vacuité en écriture, la mesure du temps en un appel :
« Ni les hommes ni les choses dans le tard de la nuit
ne sont attirés les uns par les autres.
Je suis seul à me divertir / des choses et de leurs ombres / d’un courant invisible de la rive.
[…]
La vie fugitive s’écoule, maladies et soucis.
La pure vision passe devant nos yeux comme un éclair.
Aurore. Le chant d’un coq. Une cloche qui sonne.
Des vols d’oiseaux.
Le tambour va battre à la proue
et les mariniers s’appeler. »
Malgré l’économie des moyens employés et la délicatesse du traducteur qui passe au tamis les images et la voix assourdie du poème sans y entrer par effraction, une différence énorme demeure : la poésie chinoise est d’abord faite pour être proférée et mise en scène. La littérarité n’est qu’une de ses dimensions. Y manquent nécessairement la musique, les éclairages, la présence réelle des récitants, sans parler des calligraphes qui, souvent, l’accompagnent de leur créativité in situ. Voici l’intraduisible par excellence, cette orientation d’une grande partie de la poésie chinoise vers la performativité du langage.
Comme si les poètes chinois, les calligraphes, les peintres, avaient eu l’intuition que la lettre comme trace creuse et anonyme pourrait bien étouffer la vie de l’esprit et du lien social et que son inscription en poésie comme en calligraphie exigeait un double mouvement : un excès de stylisation et un surcroît d’effacement. Redonner toute sa matérialité et sa picturalité à l’écriture, signer la gestualité de l’acte d’écrire, ce fut et c’est encore aujourd’hui une posture possible de l’écriture chinoise, en tout cas l’une de ses traditions menacées mais vivantes. Quand l’homme ne sait ou ne peut plus chanter, au lieu de forcer sa voix ou son luth, il peut laisser au souffle du vent l’initiative, faire des accords de l’artifice humain et de l’élément cosmique – brise, ouragan, silence – un lieu de parole, comme dans ce poème de Bai Ju Yi (772-846) :
« Mon luth repose sur la table
Je flotte au courant de mes songes
À quoi bon égrener un air ?
Le vent en effleurant les cordes
saura chanter ce que je tais. »
Nous n’en finirions pas de trouver dans les traductions de Claude Roy matière à éloge. Critiquant la reconstitution savante mais ennuyeuse des philologues, il se démarque aussi de la préciosité très fin-de-siècle qui remplit les traductions françaises de « frimas », de « minois » et « d’aquilon ». Il encense, en revanche, les traductions anglophones de la poésie chinoise, celles d’Arthur Waley, de David Hawks et d’Ezra Pound.
Vantant aussi la traduction française de Léon d’Hervey de Saint-Denys (1822-1892), Claude Roy remue à nouveau le couteau dans la plaie lorsqu’il remet en perspective poétique et politique : « Pendant que le marquis d’Hervey-Saint-Denys traduisait pour la première fois un florilège de poèmes de l’époque des Tang, les troupes franco-anglaises étaient occupées à piller le palais d’Été. »