L’Atelier du roman fête son centième numéro au printemps 2020. Milan Kundera est à l’honneur.
La revue fut créée en 1993, avant que le mot « atelier » soit récupéré par le marketing français dans le but de séduire des bobos en quête d’authenticité, en leur faisant croire qu’ils participent par procuration au processus de la création (L’Atelier de Joël Robuchon, L’Atelier de l’Objet, L’Atelier des Lumières, L’Atelier du Burger). L’Atelier du roman, lui, vise quelque chose de plus subtil qu’un burger, même s’il est composé comme ce dernier de simples couches horizontales : pain brioché, fromage fondu, cornichons, moutarde, bacon, viande hachée. Constitué de divers éléments entrelacés dans un rapport complexe, le roman est sui generis, comme l’a montré Lakis Proguidis, directeur de la revue, dans un magnifique essai publié il y a trois ans.
Printemps 2020 : L’Atelier du roman et En attendant Nadeau fêtent simultanément leur centième numéro ! Comment expliquer cette heureuse coïncidence ? C’est que le premier, nettement plus âgé, ne sort que selon une fréquence trimestrielle, permettant ainsi un dossier approfondi consacré à un seul romancier. Pour le numéro 100, à qui l’honneur ? Milan Kundera, bien évidemment ! L’auteur franco-tchèque fut à l’origine de la revue, Proguidis et d’autres fondateurs ayant assisté à son célèbre cours à l’EHESS de 1980 à 1994, intitulé « Le grand roman centre-européen ».
L’Atelier du roman en est l’héritier direct, « le principal bénéficiaire de son enseignement et de ses ouvrages », selon l’introduction du numéro 100. Après avoir appris du maître, la revue se donne comme tâche de nous apprendre sur lui, et ce n’est pas une mince affaire ! Kundera le théoricien ou Kundera le romancier ? Les deux, mon capitaine, souvent en même temps.
On a toujours aimé le théoricien et, à la lecture de ce numéro, on comprend pourquoi. Ce qu’il peut être génial, cet exilé bilingue et apatride, antinataliste comme son ami Philip Roth ! Massimo Rizzante — L’Atelier du roman ouvre souvent ses pages aux francophones étrangers —, dans ses remarques sur « Le roman et la procréation », chapitre de l’essai Une rencontre, évoque le regard kundérien sur l’absence d’activité procréative chez les héros romanesques : c’est que, depuis Cervantès, « l’homme s’installe sur la scène de l’Europe en tant qu’individu […] Don Quichotte meurt et le roman s’achève ; cet achèvement n’est si parfaitement définitif que parce que don Quichotte n’a pas d’enfants ; avec des enfants, sa vie serait prolongée, imitée ou contestée, défendue ou trahie ». Autrement dit, pour Kundera, la création romanesque s’oppose à la mission procréatrice ; ce sont deux façons de concevoir l’individu. Paradigme qu’il remet en cause au XXe siècle en considérant des romans comme Cent ans de solitude.
Kundera théoricien sera aussi le sujet des articles de Guy Scarpetta et de Benoît Duteurtre. Le premier explique le rôle du Tchèque en tant que passeur français de Kafka, alors que Duteurtre, en citant L’art du roman, soulève la question de la « spécificité romanesque », raison d’être de L’Atelier du roman.
Kundera romancier reste pourtant le véritable sujet de ce numéro 100 : pour les adeptes de sa fiction, il y aura donc de quoi se mettre sous la dent, comme à L’Atelier du Burger. Marek Bieńczyk identifie une « césure » dans l’œuvre – pas, comme on le prétend souvent, entre les écrits en tchèque et ceux en français – mais une césure plus précoce, juste après La plaisanterie, le seul roman où la narration est constituée des monologues des protagonistes et où le narrateur est totalement absent. Bieńczyk discerne alors un passage, tout au long de la carrière de Kundera, « du plein au vide », vers l’insignifiance et la transparence, c’est-à-dire vers une pensée de la « gnosis », s’échappant du corps du roman, que Bieńczyk relie à l’infantophobie (encore !) des héros kundériens
Peut-on parler de Kundera sans évoquer la politique, l’anti-lyrisme ou le kitsch ? Martin de Haan cite le personnage d’Agnès dans L’immortalité pour cerner la distinction entre l’attitude lyrique et l’anti-lyrique, attitudes exprimées respectivement à travers le « vivre » et l’« être ». Haan considère l’œuvre entière de Kundera comme « l’autocritique d’un lyrique repenti ».
En ce qui concerne la politique, Maxime Rovere montre combien la vision kundérienne est novatrice : ses personnages surgissent de « presque rien », ils sont privés d’épaisseur, ils sont dépourvus d’une identité, et donc pris dans des « jeux d’interaction » où ils « tiennent leur consistance de leurs relations ». En éliminant la psychologie des personnages, selon l’analyse de Rovere, Kundera réussit à déplacer le « sentiment politique » dans le domaine de l’intime : « La politique, chez Kundera, est un certain mode de l’émotion. »
Et enfin, le kitsch, notion si difficile à définir ! Miguel Gallego Roca en fournit une mini-bibliographie précieuse, accompagnée d’une étymologie : verbe du sud de l’Allemagne, kitschen signifie « exécuter un travail de cochon » ou « balayer la poussière ». Par le biais d’une comparaison avec Hemingway, Gallego Roca montre deux stratégies différentes pour éviter le kitsch, et donne le dernier mot à Kundera pour résumer le concept : « Sur l’instant présent, il jette le voile des lieux communs afin que disparaisse le visage du réel […] Pour que tu ne saches jamais ce que tu as vécu ».
Pour terminer, pourquoi ne pas filer notre métaphore « hambourgeoise » ? Si tout ce qui est décrit ci-dessus constitue la « garniture » de ce numéro 100, la viande, quant à elle, serait sans doute un grand entretien avec Kundera originalement publié en 1979. Il contient des bijoux, dont rien n’est plus émouvant que la défense kundérienne du genre romanesque : « De tous les genres artistiques, je crois donc que le roman est celui qui est le moins mort. »
Qu’il en demeure ainsi pour L’Atelier du roman !