Le numéro 100 de la revue « La Torche » ou « Le Flambeau » de Karl Kraus paraît le 18 avril 1902. C’est la première livraison de la quatrième année de la revue, lancée au début d’avril 1899, pour répandre les lumières (« Puisse ainsi le Flambeau éclairer un pays où – à la différence de l’empire de Charles Quint – le soleil ne se lève jamais »), mais aussi pour servir de torche incendiaire conçue par l’étincelant satiriste et polémiste Karl Kraus sur le modèle de La Lanterne d’Henri Rochefort. En 1934, le journal succombe à l’avènement du nazisme.
Le premier numéro a été un succès inespéré : le premier tirage à 10 000 exemplaires a été presque aussitôt épuisé ; les retirages ont atteint 20 000 exemplaires. Un tel sommet ne sera plus atteint, mais Karl Kraus écoulera désormais, en moyenne, entre 7 000 et 10 000 exemplaires de chaque numéro.
Ce succès a ravi l’éditeur, Moriz Frisch, au point que, lorsque Karl Kraus, bouleversé par la mort de l’actrice Annie Kalmar, son grand amour, en mai 1901, suspend la publication de Die Fackel, de juillet à septembre 1901, Moriz Frisch se permet d’annoncer la mort de la revue et la naissance d’une Nouvelle Fackel dont son fils, Justinian Frisch, dirige la rédaction. Karl Kraus fonde en octobre 1901 les éditions Die Fackel et devient ainsi le rédacteur en chef et l’éditeur de sa revue. Au même moment, il intente une action en justice contre Frisch père et fils pour violation de la propriété intellectuelle et demande l’interdiction de la Nouvelle Fackel qui est une évidente contrefaçon de la revue qu’il a lancée en avril 1899. Lorsque paraît le numéro 100 de Die Fackel, Karl Kraus vient de gagner son procès : en mars 1902, la cour d’appel de Vienne a donné tort à Justinian Frisch. Les procédures continueront jusqu’à la fin de l’année 1902, mais la justice viennoise rejettera tous les recours de Frisch, et Kraus sortira grand vainqueur de ces escarmouches judiciaires.
Le numéro 100 de Die Fackel commence par un article consacré à une affaire de prétendu crime rituel juif : une serveuse employée par le patron juif d’un restaurant a affirmé qu’on lui avait entaillé les avant-bras pour prélever son sang en vue du crime rituel dont les antisémites accusent régulièrement les Juifs. Comme il l’a déjà fait au moment de l’affaire Hilsner, un cordonnier juif de 23 ans accusé d’avoir tué en mars 1899 une catholique tchèque de 19 ans pour perpétrer un « crime rituel », Karl Kraus renvoie dos à dos les antisémites et leurs contradicteurs juifs. À ses yeux, le zèle des militants qui combattent l’antisémitisme donne beaucoup trop d’importance à la fable aussi odieuse que grotesque du crime rituel juif : ce zèle risque même, pense-t-il, d’insinuer le doute dans les esprits les mieux disposés envers leurs concitoyens juifs. Karl Kraus l’a déjà montré dans ses réactions à l’affaire Dreyfus (il déteste Zola et les dreyfusards et penche plutôt pour la culpabilité de Dreyfus) : rien ne lui déplaît plus que les appels à une « solidarité juive » à laquelle il se sent étranger.
La suite du numéro consiste en de courts articles dénonçant divers scandales dans le secteur bancaire aussi bien que dans les théâtres ou la presse. À cette époque, Karl Kraus est avant tout un satiriste en guerre contre la corruption dans tous les domaines de la société et contre la « clique » des coquins et copains de toutes sortes. Son style virtuose, aussi divertissant qu’acéré, unique en son genre dans la presse et la littérature viennoises, s’affirme déjà avec fougue. Mais son paulo majora canamus, qui transformera Die Fackel en une des revues littéraires les plus exceptionnelles de la littérature européenne, viendra un peu plus tard.