Un anniversaire est souvent l’occasion d’un bilan, d’un arrêt pour se retourner sur le chemin parcouru. Le n° 100, publié en février 2009, du Matricule des Anges ne déroge pas à l’habitude, racontant les origines du journal et son évolution au long de dix-sept ans d’existence (1992-2009). Mais il fait de ce bilan un manifeste, un tremplin pour parler du présent et se projeter vers l’avenir de son objet quasi exclusif : la critique littéraire.
Ce numéro 100 est double : il y a d’abord le Matricule des Anges habituel, qui met en avant un auteur – Chloé Delaume –, un éditeur – les éditions du Chemin de fer –, et qui rassemble des critiques sur les parutions du moment. Il y a de l’autre côté un numéro spécial intitulé « Quelle critique littéraire attendez-vous ? » et sous-titré « 40 écrivains répondent ».
Philippe Forest souhaite une critique ayant « le courage de sa propre liberté », selon cette belle formule : « le critique (parce qu’il est un écrivain) doit se laisser aller à son rêve car celui-ci est l’expression même, entêtée et intransigeante, de son désir sur lequel, comme on sait, la seule règle qui vaille est celle de ne pas céder ». Richard Morgiève, qui partage sans doute cette attente, l’exprime avec un pessimisme lapidaire : « Au fond, je n’ai rien à dire sur mon espoir de critique. Vous pouvez imaginer pourquoi : faut pas rêver ». Presque tous les écrivains interrogés – entre autres : Roubaud, Bergounioux, Fresán, Jauffret, Holder, Louis-Combet, Bon, Vila-Matas, Trassard – espèrent de la critique une alliance d’exigence et de liberté, au rebours du conformisme et de la complaisance, du renvoi d’ascenseur et de l’entre-soi.
Cela ressort aussi du long texte à la fois rétrospectif et programmatique de Thierry Guichard, directeur de la publication. L’absence de publicité, le bénévolat des rédacteurs, les règles déontologiques draconiennes, tout cela concourt à une critique qui ne suivrait que son désir, ce qui pousse paradoxalement à la rigueur : quand on fait quelque chose seulement parce qu’on le veut bien, on le fait rarement mal.
Si le journal fut parfois attaqué par une critique mondaine qu’il prenait à revers, des plumes établies faisant mine de confondre « éthique et constipation », la rigueur semble être gage de continuité. Paru presque jour pour jour onze ans plus tard, le numéro 210 témoigne de cette constance : même directeur de la publication, même rédacteur en chef, même formule. Les collaborateurs qui, comme les lecteurs, ont été interrogés sur leur conception de la critique font, à une exception près, toujours partie de la rédaction. En couverture de ce n° 210, on retrouve un écrivain trop méconnu, le singulier Mika Biermann, à qui s’applique parfaitement le titre qui l’accompagne : « L’art d’être libre ». En 2020 comme en 2009, Le Matricule des Anges est fidèle à l’exigence de la liberté, comme à la liberté de l’exigence.
Thierry Guichard ouvre son texte en rappelant le point de départ : « Trois étudiants à l’école de journalisme de Strasbourg avaient l’habitude deux fois par mois d’ouvrir les pages de La Quinzaine littéraire ». Dans ce numéro manifeste, il y a peu de choses écrites qu’on n’aurait envie d’appliquer à En attendant Nadeau (né de La Quinzaine littéraire). D’une centième parution à l’autre, par-delà les différences, c’est un sentiment de fraternité, de communauté dans l’exercice de la critique littéraire, qui saute aux yeux et à l’âme.