Saint Paul ou Saül de Tarse ?

Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, on admet assez généralement que saint Paul est le véritable fondateur du christianisme. Si les théologiens chrétiens ont de bonnes raisons de lire ses épîtres, l’intérêt pour son œuvre excède ce champ. C’est la figure du fondateur qui fascine. On peut, comme Alain Badiou, en faire une lecture politique. On peut aussi, comme René Lévy, regarder cette rupture d’un point de vue talmudiste et « chercher l’hébreu sous le grec ».


René Lévy, La mort à vif. Essai sur Paul de Tarse. Verdier, 336 p., 22 €


Lorsque, il y a cent ans, Carl Schmitt avança la notion de « théologie politique », il le faisait à la fois en tant que constitutionnaliste et comme catholique. Dans les années 1990, Jacob Taubes, professeur de philosophie à l’université de Berlin et rabbin, prononça une mémorable suite de conférences réunies sous le titre La théologie politique de Paul (Schmitt, Benjamin, Nietzsche et Freud). Le regard était un peu différent mais la question était encore de savoir ce que Paul peut avoir à nous dire. Les écrits d’Agamben ou de Badiou se sont inscrits dans cette même perspective. Celle de René Lévy est tout autre, inverse en quelque sorte. Il se demande ce qu’a pu penser Saül de Tarse, ce Juif détenteur de la citoyenneté romaine qui avait été « élève du plus grand des maîtres, Rabban Gamliel ».

Les faits sont connus assez précisément, pour avoir été racontés par Paul lui-même dans ses épîtres et par Luc dans les Actes des Apôtres. Après la disparition de Jésus, ceux qui l’avaient connu – ses amis, ses disciples, ses frères – ont entretenu sa mémoire et tenté de diffuser son enseignement. Ce n’était pas aisé car cet enseignement n’était pas réductible à une doctrine simple et claire. En outre, la personnalité de Jésus était indissociable de ce qu’il s’agissait de transmettre. Ceux qui avaient souhaité sa mort sur la croix avaient évidemment toutes les raisons de s’opposer à cette innovation religieuse. Au premier rang des adversaires de ceux que l’on n’appelait pas encore des « chrétiens », figurait Saül, et il était, à l’en croire, parmi les plus violents.

René Lévy, La mort à vif. Essai sur Paul de Tarse

Saint Paul, estampe de Martin Schongauer (XVe siècle) © Gallica/BnF

Jusqu’au jour où, sur le chemin de Damas, il vécut une expérience mystique bouleversante qu’il a décrite comme une « petite mort » de trois jours. Il eut alors la révélation que le Crucifié était le Messie et qu’il était ressuscité des morts. Tel devait être ensuite le cœur de son enseignement, bien plus que les paroles de Jésus, qu’il n’a jamais entendues, ni même lues puisqu’elles n’ont été mises par écrit qu’après sa mort.

Devenu « Paul », Saül de Tarse est ainsi le fondateur du christianisme, cette religion qui proclame que le Dieu créateur de l’univers s’est incarné dans un être humain, que celui-ci était donc le Messie, qu’il a été crucifié comme un esclave et qu’il est ressuscité des morts. Quand on voit les choses ainsi, les paroles précises que Jésus a prononcées importent moins par leur contenu que par le fait qu’elle sont sorties d’une bouche divine. D’où la distance, souvent constatée et parfois dénoncée, entre tels propos de Jésus et tel point de la doctrine de l’Église.

René Lévy a donc raison de ne pas faire de Jésus le centre du problème paulinien. Il ne s’agit même pas de savoir comment ce persécuteur a pu se ranger du côté de ceux que lui-même persécutait : nous savons bien quelle violence, souvent, est le fait des convertis de fraîche date. La question intéressante ne concerne pas la psychologie de Saül-Paul, mais ce qui l’a amené à concevoir ce qui allait devenir le christianisme. L’illumination sur le chemin de Damas fut le moment déclencheur d’un retournement, elle lui a fait voir les choses autrement – encore fallait-il inscrire cette pensée nouvelle dans un système conceptuel cohérent et solide. À la différence des pêcheurs du lac de Tibériade dont Jésus avait fait ses disciples, Paul était loin d’être inculte. René Lévy n’a pas de mal à montrer qu’il avait une connaissance précise des textes fondateurs de la pensée juive. Il est donc fondé à se demander à quelle distance exacte de la tradition se trouvait Saül de Tarse quand il devint Paul. Les disciples connaissaient « Jésus » ; lui parle de « Christ », traduction grecque du mot hébreu pour « Messie ». En outre, il le dit « ressuscité » : quel sens ce mot peut-il avoir pour un lecteur assidu de la Torah ? Il est plus intéressant de poser ce genre de question que de s’en tenir au simplisme d’une rupture avec la pensée juive dont rien n’aurait été conservé.

On répète la sentence de la Deuxième épître aux Corinthiens (3, 6) : « la lettre tue, l’esprit vivifie ». Isolée de son contexte, cette formule paraît n’avoir que la portée d’une platitude sur le mode : « mieux vaut chercher à comprendre ce que des phrases veulent dire que de les prendre au pied de la lettre ». Peut-on sérieusement attribuer à un homme de cette puissance spéculative des sentences tout juste dignes de figurer dans des recueils de proverbes ? Sagesse populaire peut-être, mais il serait bon de se demander ce que signifie chacun de ces quatre mots. En français, « lettre » reçoit deux acceptions très différentes : l’un des signes graphiques dont la liste constitue l’alphabet, ou bien la missive ; en grec, gramma ou épistolè. Dans ce passage de l’épître aux Corinthiens, il s’agit clairement de la seconde acception : la missive du Christ, écrite « non pas sur des tables de pierre » comme celle de Moïse, « mais sur des tables de chair ». Ce n’est pas que la Loi de Moïse soit porteuse de mort, c’est qu’elle est incapable de donner la vie. Si elle l’était, alors « la justice viendrait vraiment de la Loi », comme Paul l’écrit aux Galates (3, 21). Or le cœur de son enseignement est précisément le refus de cette idée. Le verbe ordinairement traduit par « vivifie » doit être entendu en son sens le plus fort. En se fondant sur l’épître aux Romains (4, 16-17) où cette traduction s’impose, René Lévy va jusqu’à « ressuscite », afin de marquer le lien avec la thématique paulienne de la Résurrection. L’Esprit, en effet, n’est autre ici que celui du « Dieu vivant », c’est-à-dire porteur de vie, tandis que la Loi, transmise par un intermédiaire et non directement, comme le message du Messie, reste « lettre morte ».

René Lévy, La mort à vif. Essai sur Paul de Tarse

Saint Paul, estampe d’Albrecht Dürer (1514) © Gallica/BnF

La méthode de René Lévy doit son efficacité à la maîtrise de l’hébreu sur laquelle elle se fonde. Les épîtres de Paul sont écrites en grec, mais l’Apôtre des Nations connaît l’hébreu biblique. Il est donc possible de comparer son bilinguisme avec cette autre traduction en grec que constituait la Septante. Il est raisonnable de supposer que les mots grecs de Paul renvoient au même mot hébreu que le mot choisi par les traducteurs de la Bible trois siècles auparavant. En retrouvant quel mot hébreu est traduit en grec par la Septante, on peut en déduire l’acception à laquelle Paul est susceptible d’avoir pensé.

Cette méthode est justifiée par la démarche globale de René Lévy : voir dans Paul un pharisien sensible à la crise de la conscience pharisienne et décidé à en sortir. L’apôtre s’efforce de défaire la « justice » pharisienne de l’intérieur et de la régénérer par ses propres forces, afin qu’elle se mue en doctrine messianique. C’est que, à la différence de la justice (des philosophes), la vertu, et elle seule, est salvifique. « , poursuit Lévy, où il y a fissure dans la doctrine des pharisiens, Paul ouvre largement les brèches ».

Cette conclusion suppose une analyse détaillée de ce que l’on peut appeler la doctrine pharisienne. Cela nous vaut de belles pages très denses, nourries de la connaissance précise que l’auteur a de cette tradition et de la langue dans laquelle elle s’est formulée. Le non-hébraïsant doit avouer que, même si les mots hébreux sont, comme les grecs, transcrits en alphabet latin, cette analyse impressionnante requiert une attention soutenue. Outre l’intérêt général que présente cette démarche elle-même, on retiendra les discussions très éclairantes de deux points essentiels de la doctrine paulinienne, concernant la résurrection et les relations entre les œuvres et la grâce. Et donc ce qu’il en est de la foi. Celle-ci, écrit joliment Lévy, « n’engendre pas le mérite, elle appelle la grâce », laquelle, « venue de Dieu, suit de la foi, venue de l’homme ». On est donc bien loin de l’exigence d’un respect rigoureux des préceptes de la Loi de Moïse.

Le « problème majeur, sinon le seul, du paulinisme » est de voir « comment faire que la chair meure sans entraîner la mort de l’homme ». Ou, pour le dire autrement, de saisir comment la résurrection des corps peut être associée à l’étonnante détestation de la chair que le christianisme ne cesse de professer. Telle que la formule Lévy, la réponse serait de considérer « la résurrection comme vie de l’esprit dans une chair morte, par l’inversion d’un esprit mort dans une chair vivante ».

En essayant de se mettre dans la peau intellectuelle de Paul, René Lévy propose une lecture riche et toujours éclairante, davantage sans doute que lorsqu’on persiste à ignorer la culture juive de l’Apôtre des Nations. Les points précis sur lesquels porte la rupture apparaissent en toute clarté et l’on mesure la profondeur des enjeux, bien loin des caricatures. L’antipathie nietzschéenne pour Paul laisse place à l’admiration pour un grand esprit.

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