Rater le bateau pour Hydra

« Plus on me pressait de raconter mes voyages, plus je m’y refusais énergiquement ». Pourtant, Un homme de plus de Dominique Grandmont, on pourrait dire que ce sont des voyages et des souvenirs. Décrivant la translation dominicale des populations du Pirée vers les marchés de Salamine, le poète et traducteur du grec écrit : « Je ne sais comment pareil chaos peut conduire à une telle harmonie ».


Dominique Grandmont, Un homme de plus. La Barque, 352 p., 26 €


Le propos va comme un gant à ce livre qui apparaît comme un tohu-bohu de lieux arpentés et de visages de rencontre – enchevêtré comme les vestiges des temples ou les rochers des côtes : un pur chaos, et, partant, une bien pointilleuse – et malicieuse – horloge, sa numérotation en douze chapitres (moitié moins que les chants de l’Odyssée : une demi-Odyssée ?), chaque chapitre étant lui-même subdivisé en trois parties également numérotées. Bornes d’un arpenteur, repères d’un archéologue ? À moins que ce ne soit un avertissement émis par Dominique Grandmont : le temps est la règle des jours et des nuits, quels que soient nos cahots, allers et retours et palinodies. Quant à l’harmonie, elle s’impose, impossible à démêler.

La chronologie, elle, ne s’impose pas (Grandmont explique par alpha plus bêta que les souvenirs n’ont pas d’ordre à recevoir, et libre au lecteur de définir les dates) mais elle est indiquée en pointillé dans ces pérégrinations qui commencent grosso modo avec un premier voyage en Grèce, dans les années 1950 avec son collège, scène primordiale, du moins le veut-il ainsi, et se terminent à l’enterrement de Yannis Ritsos en novembre 1990 sur le rocher de Monemvasia, en Laconie. Elle est là, furtivement glissée, dans son histoire familiale de rupture avec un père déçu et de cavale précoce, et son histoire paradoxale d’officier plantant là l’armée pour la poésie et ses conneries, vagabond de l’espace et du temps.

Dominique Grandmont, Un homme de plus

Dominique Grandmont © D. R.

Vagabondage aussi dans l’Histoire qui n’attend personne, englobant le coup d’État de 1967 et la Grèce des colonels (« Quand je demande ce qui se passe au marchand de journaux, il lève les bras au ciel. Ce qui se passe. Ce qui se passe ? C’est le fascisme, monsieur ! »), les célébrations à Moscou du cinquantenaire de la Révolution, Mai 68, etc. Quant à ses « opinions » ou son militantisme (« tout le monde est d’accord sur ce que la bonne cause c’est de lutter contre ce qui fait que les meilleures causes cessent de l’être »), à peine Grandmont les effleure-t-il, et c’est pour les escamoter avec dérision, c’est-à-dire la courtoisie d’un très fier effacement : « Cela n’avait à voir qu’avec une incoercible indépendance ».

Son errance autour de la Méditerranée le ramène, planète piégée, sur les routes du pays radieux de mythes et de soleil, et puis, centre d’une spirale aimantée, sur l’île de Poros, roulée au pied de l’Argolide : « en direction du large un vaisseau de pierre qui était un authentique mirage, […] un îlot rocheux en forme de galion surgi de son miroir, toutes voiles déployées, mais quand j’avais demandé ce que c’était à un vieux passager dormant sous son journal, il m’avait répondu que ce n’était rien » : un îlot de rien pour un homme de plus, où il va rester parce qu’à observer les dauphins, il rate le bateau pour Hydra. Rester, c’est-à-dire ne plus cesser d’y revenir.

Un homme de plus, c’est Grandmont traversé de part en part par la Grèce. Car, que ce soit à Moscou, à Alger, New York, Prague, dans les Balkans, en Turquie, en Albanie… il est à tel point hanté qu’on a l’impression d’être toujours en Grèce. Est-il nécessaire pour se laisser rouler dans le charme de ce livre d’avoir étudié le grec, et chez les jésuites, et dans les manuels vert olive de Jean de Gigord, quand faisait rêver la photo de la mer venant battre les falaises au cap Sounion dominé par le temple de Poséidon – la mer Myrtoénne ? La photo était légendée d’un vers du Prométhée d’Eschyle : « le sourire innombrable des vagues marines ». Et, à tout prendre, c’est peut-être cette phrase d’Eschyle qui décrirait le mieux Un homme de plus de Dominique Grandmont. Le sourire innombrable de ses jours et de ses routes.

C’est à Alger qu’il profite d’une fracture pour reprendre le grec, car il lui faut ressouder la langue morte et immortelle avec les sons du présent. Non pas comprendre la langue moderne depuis l’ancienne  apprise dans les textes sans âge, mais l’inverse, illuminer le passé et la source par le chant qui n’a pas cessé, « puisque les mots étaient les mêmes, autant remonter du langage actuel au plus archaïque, auquel il rendait vie et sonorité ». Notons au passage que Mémoire du présent est le titre du premier recueil de Dominique Grandmont.

Le présent livre porte à un point d’incandescence la compréhension que le passé et la langue sont une seule et même chose. La langue qui trimballe dans ses filets, miraculeusement pourrait-on dire, tout le passé – la langue qui, à l’insu du locuteur, n’oublie rien. Un exemple ? l’Hydre mythique, ce sont les mille sources impossibles à dompter qui dévalent vers Lerne et la plaine marécageuse de l’Argolide. « Au reste la mythologie ne raconte pas l’histoire des héros ni des dieux, mais celle des mots dont on a pu se servir pour la raconter », alors cette route sans cesse reformée devant ses pas, « c’est une manière de réviser le vocabulaire, jusqu’à ce que l’univers coïncide un jour avec le langage ». Et sans l’ombre de la nostalgie, puisqu’il déambule circulairement, entièrement, et sans cesse traversé par un passé jamais révolu. Pas seulement pour suivre un oracle de Ritsos : « Il faut tout mettre au présent me disait-il. Me dit-il. » Il est singulier du reste qu’en français le verbe dire se conjugue de la même façon au présent et au passé (simple), singularité qui se brise comme de juste au pluriel.

Qu’il se baigne de cascade en cascade sur les hauteurs de Trézène, ou qu’il dorme au pied de la colonne du temple d’Apollon qui ferme l’ancien port d’Égine (« ce doigt brisé de la colonne pointé à la verticale faisait tournoyer l’univers entier autour de son axe, en désignant son invisible centre où le réel et l’imaginaire ne faisaient plus qu’un »), ou qu’il s’assoie sur tous les fauteuils du théâtre d’Argos, pour être sûr d’avoir un instant occupé celui où Pindare est supposé être mort, Grandmont nous happe dans son enthousiasme : saisi par les dieux, médusé. Et nous maintient dans cette fascination. Bien sûr, c’est une Odyssée, de lieux en lieux, et de rencontres en rencontres dans lesquelles il cherche des oracles : attentif à tous les signes comme l’âne qui presse le pas avant le coup de talon du cavalier (de l’ânier, plutôt) parce qu’il a vu sur le sol l’ombre de la pointe du pied qui se relève… Attentif à « l’enjeu universel du moindre geste ». Car tout est parole quand on se tait, et les oracles passent aussi par l’incroyable bestiaire, tortues vipères ânes aigles moutons chiens, cigales linguistes, fourmis mangeuses de feu, chèvres exigeantes et innombrables chats pythiques – plus singularisés dans leurs êtres que les flots montants et descendants des touristes en guise de marées inexistantes.

Dominique Grandmont, Un homme de plus

La Tour blanche de Salonique, pendant la Première Guerre mondiale © Library of Congress

Grandmont nous entraîne dans ses compagnonnages avec une théorie de chimériques, d’originaux et de déclassés qu’il écoute vaticiner. Parmi ces irréguliers, il en côtoie de plus notoires. Les moines hilarants du mont Athos, Paul, le fils de Maurice Thorez, Aragon, son mentor en irréductibilité, comme lui virtuose de la tangente, Aragon qu’on lui sait gré de nous confier lavé de toutes les inutilités graveleuses déversées sur lui. Et les poètes dont il sera le traducteur, Ritsos assigné à résidence à Samos, Odysseus Elytis à Athènes dans le quartier de Kolonaki, Vladimir Holan à Prague, dont Une nuit avec Hamlet paraît en 1968 dans sa traduction. Tout cela, on le saisit au vol, car il ne s’appesantit guère sur son travail d’écrivain, de poète, de traducteur, sinon pour se dénigrer. En citant Le Neveu de Rameau : « Vieux, pauvre et mauvais poète, ah, monsieur, quel rôle ! »

Se taire sur lui-même, c’est donner la parole à tous, paysages, hommes bêtes et dieux, et en retour tous lui délivrent des oracles. À force de toujours se soustraire ou de ne se dire que par d’acrobatiques tangentes, ce Saint-Cyrien paradoxal, cet Ulysse pédestre, on finit par l’approcher de près. Il le sait bien, écrire c’est, qu’on le veuille ou non, se montrer, et il devance le jugement par des caricatures : « Je lui sais gré [à Aragon] d’avoir supporté ce mélange naïf d’amour-propre et de fausse modestie ». Ainsi se fouettent les malins pour échapper à la punition divine. Mais l’autodérision n’est encore qu’une  échappatoire.

C’est peut-être parce qu’il n’accepte pas son oracle qu’il évoque sans le nommer Michel Déon, qu’à un moment clé de ses choix il va consulter à Spetsaï. Il faut dire qu’un des charmes d’Un homme de plus est l’art des périphrases. Ou celui de nommer souvent avec plusieurs temps de retard, ce qui fait qu’on est déjà roulé dans la vague avant d’avoir été présenté. Quant à la périphrase, elle a souvent à voir avec la courtoisie des émotions tenues à distance, qu’on peut aussi nommer délicatesse. « Marco c’était maintenant le temps moins l’espace » : ainsi nous dit-il la mort d’un compagnon.

Dans ce labyrinthe de pays, de paysages, de maisons, refuges, greniers, jardins, de routes et d’égarements, de visages et de voix et de paroles saisies au vol, Grandmont nous guide avec l’élégance de son demi-sourire. Celui du dérisoire plus que de la dérision. Le sourire de  bienveillance des dieux, qui n’ont pas oublié la Grèce, car la chrétienté n’a fait que coiffer et habiller à sa mode les génies du lieu. Le demi-sourire de Grandmont passe par ses logiques périlleuses. Si hasardées qu’elles soient, elles touchent souvent ce qu’en médecine on appellerait « le point exquis ». Sur un automobiliste complaisant, il a cette observation : « il accepte de me prendre à son bord dans sa descente vers Istanbul, où il me laisse en pleine nuit sans avoir desserré les lèvres. Ce devait être un diplomate ».

On verra que Grandmont est un acrobate de la logique, avec un usage bien à lui du « car », du « puisque » et du « donc ». De même, ses « mais », à l’image du alla grec, ne signifient que rarement une opposition : au contraire, un rattachement en léger décrochage, un biais, une pensée qui prend la tangente. Encore une manière d’être insaisissable, et en même temps de danser autour de l’insaisissable. Le danseur, dompté par sa propre souplesse, excède parfois les sauts arrière, jusqu’à l’étourdissement. « Ses aphorismes restent suspendus au bord de l’absurdité, seule capable de lui arracher un demi-sourire », dit-il du lustreur de chaussures  Andreas, mais jusqu’à quel point tous ceux dont il écoute la parole ne sont pas d’autres lui-même ? On verra qu’un livre tissé d’aphorismes n’est pas sentencieux. Qu’un poète est pythique puisqu’il ne conclut pas : « Faire entrer la poésie dans la prose c’est une manière d’en ouvrir les portes », fait-il dire à Aragon. De ce livre osmotique à tout l’espace, à tout le passé, à tous les êtres, où tous les êtres, connus ou inconnus, réels ou imaginaires, se font signe d’un bord à l’autre du temps, on sort ensoleillé, délié, lavé de nos limites, gonflé d’espace et de temps.

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