Le roman de Marie-Aimée Lebreton, Jacques et la corvée de bois, porte un bandeau assez large pour une photographie sépia, celle d’un jeune homme en tenue militaire – chemise déboutonnée au col, cigarette au bec, mains dans le dos, appuyé contre un mur, regard pensif. Et ce commentaire de l’historien Benjamin Stora : « Dans une langue magnifique, l’Algérie, et la traversée d’une guerre encore inavouée». De fait !
Marie-Aimée Lebreton, Jacques et la corvée de bois. Buchet-Chastel, coll. « Qui vive », 128 p., 13 €
D’entrée pourtant, le texte de Marie-Aimée Lebreton surprend : il couvre à peine la moitié, voire le tiers de la page – onze lignes, six lignes, neuf lignes, c’est selon, parfois une page voire une page et demie. Chacun de ces « morceaux » est numéroté, soit cent quatre numéros ou épisodes pour cent vingt-cinq pages. La première surprise gît là, dans cette forme élaguée, dépouillée, épurée, apparemment hors sol et hors temps. Une manière de haïkus glissés pour faire trame et récit, entre les dures heures du 35e Régiment envoyé pour « nettoyer » la fin de la guerre d’Algérie et l’infime et infinie peine de Jacques, lentement muée en infime et infinie perte de soi.
Ces espaces, ces blancs, ces trous, ces respirations typographiques dans le récit : peut-être pour dire la place d’une disparition, celle du journal quotidien que le père de Marie-Aimée Lebreton tint pendant ses vingt-huit mois de service militaire en Algérie. Devant ses enfants, il avait évoqué par bribes cette expérience, dont la corvée de bois, et il avait condamné cette guerre. Plus tard, le père avait offert ses carnets à celle qui avait manifesté l’intention d’en faire un livre. Envoyés par la poste, ils ne sont jamais parvenus à destination. Anéantissement, ou ces blancs contre l’anéantissement ?
Notre héros apparaît dans le premier épisode – « attitude réservée, joues trop creuses » –, son prénom dans le deuxième épisode, son nom jamais. Seuls les officiers bénéficient d’un patronyme. De la même façon, les cinq personnes qu’il aime sont appelées par leur seul prénom – Noémie, sa mère, Dédé, son père, François, son ami d’enfance, Jonas, son compagnon dès le départ de Marseille, et Jeanne, dont il est amoureux. Jacques se dit sans cesse qu’il va lui écrire, finit par rédiger une lettre qui ne raconte rien, n’était qu’il fait beau, qu’il y a des moustiques mais pas de moustiquaires et que « tout en moi est à l’arrêt, immobile […] nous rentrerons bientôt ». Lettre jamais envoyée.
Dès le début de ces frêles pages finement élaborées, affleure l’attachement charnel de Jacques à Nîmes, sa ville, à la garrigue, aux lumières blanches, abstraites, une trace mauve dans le ciel, à ses balades à vélo, « les herbes rousses craquaient sous les pédales », à ses baignades avec François dans la rivière – « leurs corps prenaient la lumière ». En Algérie, où il a débarqué sans rien savoir et sans rien chercher à savoir, la beauté gardoise revient par bouffées à la conscience de Jacques comme source de vie et trait d’union avec ce pays où il porte la guerre.
Le bled, la Méditerranée, la chaleur suffocante comme un pont d’une rive à l’autre, et une retirade. D’un côté, l’enfance et les promesses secrètes de Jacques à Nîmes, à sa mère, à François, l’ami élégant issu d’une grande famille – « il leur suffisait d’être ensemble […] Une accolade comme un poème ». Promesses à Dédé, celle de l’aider à survivre à la mort de sa femme, promesses à Jeanne, qui en ignore tout – ils auraient une grande maison, elle jouerait du piano, ils iraient au temple le dimanche. De l’autre côté, en cette terre jumelle et inconnue, promesse à lui-même d’une vie d’homme – « Il ferait comme pour le reste et tout se passerait bien ».
À peine arrivé, le 35e Régiment prend la route de la Mitidja, nom qui évoque une femme aux oreilles de Jacques et se révèle être un espace « frontière entre la ville et la campagne, une lisière ». Jacques toujours entre deux, entre deux toujours, en équilibre – jusqu’à quand ?
Ainsi s’installe le récit, hors données chronologiques claires et repères évidents. Au fil de légères touches qui font monter avec elles les sonorités d’une ritournelle, Marie-Aimée Lebreton nous apprend que Jacques vient d’une famille de petites gens, que sa mère est morte d’un cancer quand il avait quatorze ans, qu’il a juste son baccalauréat, que François a intégré Polytechnique et a été happé par la capitale, les sports d’hiver et les promotions. De passage à Nîmes, ses retrouvailles avec Jacques, quoique de plus en plus espacées, n’ont jamais pris une ride. Jusqu’à plus rien.
À leur arrivée en Algérie, ces appelés ignorent que leur mission consiste à « accompagner les fards d’un colonialisme finissant ». Ainsi de brefs épisodes se déplient-ils dans le paysage, entre vue panoramique et close up, flashback et flash forward, intense montée de l’action et lentes minutes du silence et de la non-pensée. « Ne pas penser », se répète Jacques qui craint de plus en plus pour son équilibre, et il n’est pas le seul – « personne n’osait évoquer la vie militaire ». Se faufilent parallèlement ses soliloques, les images-mouvements de sa conscience et de celle de Jonas aussi bien, vite effacées et qui pourtant réapparaissent quelque sept ou huit épisodes plus loin, à peine modifiées ou déjà complètement, en imparfait du récit, conditionnels potentiels et sèches propositions indépendantes qui annoncent le fiasco.
Économie de moyens et profondeur du champ, avec la mise à feu d’un village, « un travail lent et régulier », la corvée de bois, à peine entrevue : « Demain, Rolles lui demanderait de faire la corvée de bois. Ça se passerait mal. Après il allumerait une Balto » ; la séance de torture, devinée, « un marché de la torture avec ses cotes… une sorte de barème comme pour les voitures ». À l’orée de l’indépendance, « des paysans solitaires […] tels des rois maudits vont se recueillir sur un pan de terre […] cueillir les premières jonquilles […] lampions lumineux […] vers la paix promise ». Jacques encaisse, enregistre, a du mal à dormir.
En fin de parcours, à l’heure du solde de tout compte, au mess on prépare sous de grandes tentes une réception pour le gouverneur, les officiers et des représentants civils et militaires venus de Paris, tout un décorum pour « un monde de la connivence », avec discours patriotiques et hymne national, de quoi « cacher la partie honteuse d’une guerre qui ne disait pas son nom ». Les bidasses applaudissent. Jacques revient sous la tente après avoir été fumer une Balto (il fume toujours une Balto). Pétrifié, il reconnaît alors François dans le « public d’initiés » Souriant, plein d’assurance, « il boit lentement une coupe de champagne comme on fait dans le grand monde […] son éloquence sur le sens de l’engagement militaire […] chaleureusement applaudi ». Sans hésiter mais sans se presser, Jacques se dirige vers François et lui tape délicatement sur l’épaule, l’autre se retourne. Leur trouble mutuel devient vite palpable, étouffant, François s’excuse, il est attendu.
« Le chagrin… l’étrangeté du mal… la douleur d’un membre arraché… » Alors Jacques se met en mouvement après ces mois d’immobilité. Loin de la lisière, il a enfin trouvé la bonne place, celle de la vérité, d’être là, hors de tout principe humaniste ou héroïque. Il se laisse « absorber par la lumière ». Puis il retourne son arme contre lui – « ça laisserait place à autre chose ». En tout cas à ce bel ouvrage.