On n’échappe pas à Noël

Écrivain d’une grande fantaisie et d’une profonde exigence, ami d’Italo Calvino, Giorgio Manganelli (1922-1990) voyait dans la littérature « un délire sensé », « un artifice, un artefact de destination incertaine et ironiquement fatale ». Cet aspect à la fois dérisoire et absolument nécessaire se retrouve dans La crèche, texte posthume dont les circonstances de la rédaction nous sont inconnues. Manganelli s’y assigne comme objet littéraire la crèche de Noël, ses santons et ses mystères, son carton-pâte et sa transcendance, qu’il tente d’épuiser très sérieusement et très burlesquement.


Giorgio Manganelli, La crèche. Trad. de l’italien et postfacé par Jean-Baptiste Para. Trente-trois morceaux, 162 p., 18 €


Ce récit examine la crèche à la fois dans le temps et dans l’espace. Il commence par signaler l’horreur incontestable de la période des fêtes, où l’amoncellement des victuailles ne peut qu’être une tentative de conjurer « la sensation de dépérissement qui s’empare des vivants ». Les regroupements familiaux, un moyen de lutter contre une panique irrépressible. La primauté accordée aux enfants, l’espoir fourbe de fournir « une monnaie d’échange pour différer le désastre du monde ». Giorgio Manganelli prend le contre-pied de toutes les caractéristiques traditionnelles de Noël, et il le fait de manière si intelligente et précise qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il a raison.

Noël est une guerre contre l’angoisse, écrit Manganelli, une mobilisation où l’on convoque de faibles protections, une « iconographie immonde » de neige et de « lumières de bordel », d’images entrelacées de l’Enfançon et du Père Noël. Il s’attarde sur le paradoxe représentant Dieu sous la forme d’un « fragile nourrisson », d’un « poupon », il y voit le souvenir dégradé et millénaire de la naissance d’un dragon fabuleux, d’un dragon-homme qui lui-même donna naissance au monde.

Giorgio Manganelli, La crèche

Giorgio Manganelli © Centro di Studi Manganelli

Le texte déploie ce qu’Italo Calvino, cité dans sa postface par le traducteur, Jean-Baptiste Para, définissait comme l’invention baroque propre à Manganelli, écrivain « issu directement de la prose du XVIIe siècle italien, dans son somptueux spectacle de syntaxe recherchée, de noms, de verbes et surtout d’adjectifs inattendus, dans cet art de faire jaillir du prétexte le plus insignifiant les gerbes d’une fontaine verbale, un tourbillon d’analogies ». Si La crèche fascine, c’est que la justesse de la langue, au-delà du plaisir du paradoxe, rend vertigineuse la collusion du médiocre et de l’infini.

Manganelli poursuit en étudiant une à une les figures constitutives de la crèche. D’abord la mère, gardienne de la mort, pietà déjà présente dans la parturiente de la Nativité. Puis le Père, dont la position est difficile puisqu’il entretient « un rapport étrange, difficile, à la fois ridicule et mystérieux avec sa jeune épouse », Père dont on se désintéresse généralement, et qui ne peut donc être compris que depuis la crèche, ce qui pousse le narrateur à y entrer. À partir de là, il peut envisager le berger, « diable-technicien » menant chèvres et boucs, les anges, « des vigiles » inquiets, le bœuf et l’âne, inexistants dans la Bible, nés d’un génitif pluriel mal compris par un moine traducteur. Cependant, celui-ci n’avait tiré du néant que « deux animaux ». Pourquoi un âne et un bœuf ? Parce qu’ils incarnent incomparablement la défaite, selon l’auteur.

Et il y a l’après-Noël, jusqu’à la fin de l’année. Ces sept jours à l’atmosphère apocalyptique, pleins d’animaux inexistants (contrairement à ceux de la crèche), de comète et de Rois, où il faut se résoudre à conclure, malgré l’effondrement de la crèche, que « ces couillonnades ne sont pourtant pas dépourvues de sens ».

L’étrangeté qui naît de cette conjonction de papier mâché et de métaphysique tient au merveilleux de la langue, qui est ce que Manganelli explore avant tout. Quels mots mettons-nous sur cette représentation à la fois éculée et considérable pour qu’elle conserve sa charge de mystère ?

Ce livre, paru en français à la fin de 2019, ne pouvait être lu dans la période qu’il décrit, de jours trop courts, d’attente de la fin, suivis d’un après nauséeux. Et pas non plus pendant le confinement. Pour supporter sa charge d’angoisse tressée d’humour, pour accepter d’écouter « hurler le dragon », il fallait le soleil éclatant. « On n’échappe pas à Noël ». À lire sur la plage, donc.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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