L’éclatante beauté des robes rouges

L’angle de lacet, recueil bilingue de poèmes de l’écrivain américain Ben Lerner, ouvre des perspectives inédites sur le quotidien du XXIe siècle, quand pensée et perception sont infiltrées par la technologie et son mode d’emploi sournois.


Ben Lerner, L’angle de lacet. Trad. de l’anglais (États-Unis) et postfacé par Virginie Poitrasson. Édition bilingue. Joca Seria, 202 p., 15 €


Les ailes du désir semble avoir dicté le coloris du recueil de Ben Lerner :  la couverture, rouge comme la robe portée par Solveig Dommartin, femme mortelle, enveloppe des pages noires et blanches – couleurs angéliques – particulièrement sobres à cause des espaces vides entourant les textes, un par page. On flâne tel Bruno Ganz dans cet univers dichromatique. Si, dans le film de Wim Wenders, Ganz et les autres anges errent dans Berlin, se perchant parfois au sommet de la colonne de la Victoire pour observer l’agitation urbaine d’en haut, perçue uniquement en noir et blanc, ici c’est le poète qui se met dans le ciel pour regarder « l’angle de lacet » (terme d’aéronautique, le « lacet » décrit le mouvement latéral d’un avion par rapport à son axe, imperceptible depuis la Terre).

Ben Lerner écrit sur un fond visuel. Lors de notre entretien de 2016, il a expliqué que le roman réaliste se construit à partir d’une convergence entre le regard du narrateur et celui du lecteur, tous deux fixés sur les mêmes images. De fait, dans son dernier roman traduit en français, 10:04, il met en exergue trois images centrales dont la célèbre aquarelle de Paul Klee appelée « l’Ange de l’Histoire » par Walter Benjamin, où le critique prétend que l’ange a le dos tourné vers l’avenir.

De même, le poète tourne ici le dos à l’avenir, se montrant sceptique à l’égard des avancées technologiques. Un de mes amis a qualifié ce recueil d’« engrenage métallique », et il n’a pas tort. Ces quatre-vingt-dix courts textes (un paragraphe chacun, en anglais sur la page de gauche, en français sur la page de droite) sont aussi froids qu’un fuselage : on plane dans un univers glacial, dépourvu d’affects, où tout est gris anthracite et où la langue de bois se mêle à un portrait acide du kitsch, pour former une plongée vertigineuse dans un quotidien stérile. Est-ce le nôtre ?

Ben Lerner, L’angle de lacet

Ben Lerner © D. R.

Malgré ses défauts, nous avons un faible pour ce genre littéraire, qu’on a déjà loué chez des contemporains anglais (Tom McCarthy) et français (Patrick Bouvet), ainsi que dans certains livres de Don DeLillo. Qu’y a-t-il de plus universel que l’envahissement de la psyché par la technique ? Dans un autre entretien, l’écrivain anglais Will Self, se situant dans le sillage de Marshall McLuhan, prétend que la caractéristique essentielle de l’homme est son rapport à la technologie, aspect de son existence négligé par les romanciers d’aujourd’hui : « il n’y a aucune dimension d’incarnation, le récit à la troisième personne est inadéquat pour transmettre l’expérience corporelle. Ce sont en fait les modernistes qui répondent à l’état naturel de l’être humain au XXe siècle ». Selon son analyse, seuls les modernistes auraient compris que l’art et la vie sont une seule et même chose.

Quant à Ben Lerner, dans ses poèmes en prose, il s’efforce de donner chair à l’homme hybride, ce mélange de viande, de métal et de plastique, aliéné dans un univers « sans contact » où sont vouées à la disparition les espèces, celles qu’on utilise pour les paiements et celles qu’on met dans nos assiettes : « LA VUE À VOL D’OISEAU dérobée à l’oiseau. Couvre-moi, dit le soldat sur l’écran, j’y vais. Nous avons le sentiment d’être convaincus, mais de quoi ? Et par qui ? Le public est un vide hypothétique, un royaume de pure disparition d’où vole en éclats la matière céleste. Je crois pouvoir parler au nom de chacun, commence le président, quand je prononce ces célèbres paroles des derniers instants [1]. »

Les mots « Vole en éclats la matière céleste » renvoient à l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, l’explosion du cerveau, d’où la référence plus loin au « président ». De nombreux Américains, parmi lesquels DeLillo, considèrent cet événement comme l’acte fondateur du pays actuel, du fait qu’il fut filmé, ce qui nous permet de le regarder ad infinitum. Dans ce deuxième poème du recueil, on constate de nouveau la pertinence du livre de Jean-Baptiste Thoret sur la vidéo de l’assassinat, 26 seconds : L’Amérique éclaboussée (Rouge Profond, 2003). Ben Lerner, à l’instar de David Foster Wallace, regarde l’homme en train de regarder : homo spectans. En se focalisant sur cette activité passive et hypnotique, il insiste sur la nature fragmentaire – à l’exemple du crâne de Kennedy – des images observées. Portrait auquel il ajoute une bande sonore également parcellaire, composée de bribes d’expressions toutes faites : consignes officielles, tournures journalistiques, modes d’emploi, lieux communs, noms de produit industriels, etc. Le lecteur les capte comme les milliers de conversations entendues par Bruno Ganz quand il erre dans le métro et les centres commerciaux berlinois. C’est le bruit de fond, celui de DeLillo, fabriqué par l’infléchissement de la technologie sur un langage devenu plat et gris.

En traduction, cela entraîne des problèmes, résolus ici avec brio, mais non sans dommages collatéraux, dont le sacrifice des objets palpables et de certains mots ou syntagmes. Dans le poème cité ci-dessus, « abstracted » est remplacé par « dérobée » ; quelques pages plus bas, le même mot sera traduit par « effacé » : on perd de vue le vocable de base. Et pour le « vide hypothétique », on regrette la violence allitérative de « hypothetical hole », sa juxtaposition de termes concrets et immatériels.

Le contraste binaire va au cœur du projet esthétique de Lerner : comme d’autres écrivains américains, dont Percival Everett, il affirme une chose et son contraire, ce qui fait de lui un adepte du non-sens, dans la tradition de Lewis Carroll. Par exemple : « Le plafond de verre est exquis. Est-il en verre ? Non, en verre. » Cet esprit illogique semble être l’un des marqueurs de la pensée subversive aux États-Unis : quand le discours officiel vire à l’absurde, ne faut-il pas répondre du tac au tac ?

La traductrice, Virginie Poitrasson, dans son excellente postface, voit une portée transcendante dans « l’écho homophonique angle/angel et yaw/Yahweh, mêlant astucieusement lois de la physique et préoccupations métaphysiques ». Même le nombre de poèmes inclus dans le recueil – quatre-vingt-dix – recèle un sens mystique : « 90 » se forme par la juxtaposition d’un zéro et d’un neuf, le produit de deux trinités. C’était le chiffre fétiche dans L’Infinie Comédie de David Foster Wallace, roman divisé en quatre-vingt-dix sections, histoire d’un film de quatre-vingt-dix minutes.

La tension métaphysique naît des ambitions démesurées de l’homme, comme l’explique l’auteur dans un entretien cité par Virginie Poitrasson : « Je m’intéresse à la façon dont les technologies de visionnage – la photographie aérienne en particulier – remplacent la notion de Dieu par un appareil photo qui vient nourrir notre culture spectaculaire d’images d’elle-même. » L’idée est fascinante, mais ces remarques – l’interview date de 2004 – sont peut-être inactuelles : aujourd’hui, il nous semble que l’Internet et les réseaux sociaux jouent un rôle plus important que la photographie aérienne dans l’élaboration de la société « spectaculaire » .

Peu importe, Ben Lerner a vu juste : l’homme se prend pour un dieu. Si seulement, dans le sillage de Bruno Ganz, il pouvait appréhender les avantages de la condition humaine, en oubliant l’angle de lacet, pour descendre sur terre… À ce moment-là, le bruit de fond s’arrêterait-il, faisant place à une communication authentique ? Notre terne univers s’ouvrirait-il à l’ensemble du spectre lumineux, dont l’éclatante beauté des robes rouges ?


  1. « THE BIRD’S-EYE VIEW abstracted from the bird. Cover me, says the soldier on the screen, I’m going in. We have the sense of being convinced, but of what?  And by whom?  The public is a hypothetical hole, a realm of pure disappearance, from which celestial matter explodes.  I believe I can speak for everyone, begins the president, when I say famous last words. »

Tous les articles du n° 109 d’En attendant Nadeau