Le nombre 100, carré parfait de 10, merveille du système décimal, invite, malgré qu’on en ait, à la halte : tel un panneau en bord de chemin qui indique une curiosité ou un point de vue panoramique. On peut, selon les cas, admirer la ligne bleue des Vosges, le mont Blanc, les vaches dans la vallée, la rutilance d’un lac ou de la mer. Ici, on aimerait, en guise d’hommage, et bien sûr loin de tout panorama, mentionner quelques revues qui, sans avoir jamais atteint le chiffre de 100, nous accompagnent et nous inspirent.
Il y a eu le tout récent Tigre, dirigé par Raphaël Metz et Laetitia Bianchi : tantôt « hebdomadaire curieux », tantôt « curieux magazine curieux » ou « quinzomadaire », vendu en kiosque ou paraissant sur internet, il connut entre 2006 et 2014 de nombreuses formes, avant que ses directeur-et-trice ne traversent l’Atlantique. On se souvient peut-être de sa rubrique « Petites vies des grands hommes », ou de ses reportages. Cependant, en huit ans d’existence, jamais il n’inscrivit de numéro 100. Comment fit-il, l’aimable félin ? Il avait le goût des recommencements : à chaque renouvellement, il repartait de zéro – et jamais n’outrepassa 91. Ainsi Le Tigre se rapproche-t-il, n’en déplaise à sa « curiosité », du monument national de la revue littéraire : l’illustre Mercure. « Français » en 1611 puis « Galant » et « de France », le dieu messager, infatigable totem, usa lui aussi des ruses du recommencement pour donner, ces quatre cents dernières années, et à quelques interruptions près (dont celle où nous nous trouvons, il est vrai), des nouvelles toujours récentes du monde des lettres. Mais, contrairement au Tigre, il connut bien sûr beaucoup plus que 100 numéros.
Revenons donc aux moins de 100. Dans une tout autre veine que « la curiosité », désireuse au contraire d’entrer dans l’histoire (« C’est une nouvelle histoire qui commence », écrivait Xavière Gauthier dans le premier numéro), il y eut la revue féministe Sorcières, sous-titrée Les femmes vivent, une revue fondatrice. Xavière Gauthier continuait ainsi : « Pourquoi sorcières ? […] Parce qu’elles dansent […] parce qu’elles chantent […] parce qu’elles vivent […] parce qu’elles jouissent ». C’était en 1975. Dans cette première livraison, outre une présentation de Viviane Forrester parlant de Trois guinées qu’elle venait de traduire, outre des critiques de Julia Kristeva, on peut lire, non signés, bouleversants, des textes qui racontent le retour des camps de R. A., dont Marguerite Duras fera quelques années plus tard La douleur. En 1982, avec le vingt-quatrième numéro, Xavière Gauthier met un terme à l’aventure, constatant avec amertume que le premier moment d’enthousiasme du féminisme s’est amenuisé, que l’histoire, dans les années 1980, ne lui est plus favorable, qu’il faudra attendre.
Et puis il y a les revues de quelques numéros, qui, elles aussi, hantent l’imaginaire avant qu’on les lise. Ainsi Poézi Prolétèr, de Pascal Doury, Katalin Molnár et Christophe Tarkos. Le premier numéro, en 1997, s’ouvre en fanfare sur un texte de Katalin Molnár, plein d’humour, dans lequel la joie inquiète (voire franchement paranoïaque) d’exister reconfigure l’orthographe. Une revue, apprend-on, « sasejustifi par, mêmpar, par, parsabôté intrinsek, sasejustifi parsakoérans /oui, méalor sé koi ? sé , sé kèlkechôz pédagogik ? ménon ! […] mé aki onveûdir sa ? / aki ? aki ? anou ! ». Avec de telles prémisses, il y avait peu de chances que Poèzi Prolétèr connût une longue suite de numéros. On s’attendrait à ce qu’elle fasse partie des revues uninumérales, comme Le Père Ubu (1928) ou Pilahou Thibaou (1921). Mais non : elle connut un second numéro, en 1998, étonnant de patience et d’écoute, puisque le travail sur l’oralité y passe par la retranscription de longs entretiens avec des poètes contemporains. C’est une mine pour qui s’intéresse à l’oralité et à l’archivage sonore par l’écrit. Ensuite, Poézi Prolétèr (dont ce deuxième numéro ne peut, à notre connaissance, être consulté qu’au CpiM de Marseille, au bout de quelques ruelles traversées de mistral) voguera dans l’imaginaire des lecteurs-auditeurs de Molnár, Tarkos, Pennequin, Heidsieck et autres poètes sonores. Ainsi vivent les revues.