Le numéro 100-101 de Positif est un bel échantillon de l’esprit qui anime cette revue de cinéma, fondée en 1952. Un esprit, pas un dogme, explique Édouard Sivière, auteur d’une très utile histoire de la revue [1]. Paru en janvier 1969, ce numéro atteste d’une ouverture et d’une rigueur critique qui feront sa force au cours des décennies suivantes. Après la période bouillonnante des premières années, Positif consolide une orientation éditoriale fondée sur une critique indépendante des œuvres.
Le critique, comme le répète souvent Michel Ciment, l’actuel directeur de la revue, « doit dire ce qu’il ressent et l’expliquer avec les outils dont il dispose. Ses seules références, ses points d’appui sont ses connaissances et son goût. […] Il ne doit pas se soucier davantage du cinéaste que du public s’il fait son métier avec intelligence, sérieux et probité ». Il voit la critique comme un « contrepoids à la publicité, à l’exploitation et à la distribution », elle permet à des œuvres « de se frayer un chemin ».
De ce point de vue, le contenu du numéro 100-101, édité par Éric Losfeld, se situe dans la continuité des positions radicales des années 1950-1960, tout en annonçant une plus large ouverture. Mai 68 est bien là. Les « événements », comme on disait alors, n’ont pas surpris la rédaction. Elle s’est engouffrée dans la contestation générale qui, notamment, « a permis de démasquer quelques timidités et quelques compromissions » dans le monde du cinéma (éditorial du n° 96, juin 1968). Deux exemples de cet engagement et de ces débats figurent au sommaire. D’abord, une longue présentation des films choisis pour une deuxième édition des « journées Positif », mini-festival dans deux cinémas parisiens, dont l’objectif est de découvrir des films inédits, inconnus, « à l’encontre du terrorisme critique à la mode ». On y trouve notamment L’heure des brasiers du réalisateur brésilien Fernando Solanas, une œuvre qui marqua une génération en Amérique latine et en Europe. De même, cette présentation est ponctuée d’appels aux « états généraux du cinéma », issus de Mai : « Que vous soyez technicien, comédien, critique ou spectateur, si vous voulez la RÉVOLUTION pour et par le cinéma, venez militer… »
Second exemple, la suite d’une polémique née à l’automne 1968 à propos de la Mostra de Venise. Son boycott avait été demandé par la gauche italienne dans la foulée de l’annulation du festival de Cannes en mai. Les organisateurs n’avaient pas cédé, ils avaient projeté les films et distribué les prix. Se posait alors la question d’y assister ou pas, de chroniquer ou non les films. La critique, dont la rédaction de Positif, s’était divisée. Deux points de vue opposés sont donnés dans le numéro, mais la rédaction a choisi de chroniquer les films. Le compte rendu occupe une quinzaine de pages, centré sur des réalisateurs aux orientations très diverses, mais souvent majeurs (Bernardo Bertolucci, Carmelo Bene, Peter Brook, John Cassavetes, Liliana Cavani, Pier Paolo Pasolini, Maurice Pialat, Carlos Saura).
L’évolution de la revue se ressent dans le choix des films mis en valeur dans ce numéro. En couverture, une photo d’Adriana Bogdan, interprète avec Yves Montand et Anouk Aimée du dernier film du réalisateur belge André Delvaux, Un soir, un train, signale, comme il est fréquent, un film jugé « à contre-courant ». Une longue analyse par Louis Seguin est suivie d’une rencontre avec le réalisateur, selon une formule qui est devenue la marque de Positif. D’ailleurs, plus d’un quart de la pagination du numéro est consacré à un entretien exceptionnel avec Stanley Kubrick, un des auteurs fétiches de la revue, qui vient de sortir 2001, l’Odyssée de l’espace : une trentaine de pages denses où le cinéaste décrit ses méthodes de travail et passe en revue ses œuvres, de Docteur Folamour à 2001, en passant par Les sentiers de la gloire ou Spartacus.
On repère dans ce numéro 100-101 une attention particulière de la rédaction aux nouvelles tendances qui secouent le cinéma un peu partout dans le monde. Intéressant à cet égard est le choix vénitien de Michel Ciment à la Mostra 1968. Il place en tête Cassavetes avec Face, « une œuvre révolutionnaire accueillie pourtant sans enthousiasme excessif », et Pasolini, d’abord négligé par Positif. Il voit dans Théorème, présenté lors de ce festival, « le film le plus achevé » du réalisateur, une œuvre « d’une simplicité royale ».
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Édouard Sivière, L’esprit Positif. Histoire d’une revue de cinéma (1952-2016), Eurédit, 2017.