Par un soir de printemps ou d’été, une quinzaine de penseurs se réunirent. Ils avaient choisi d’écouter ensemble le premier mouvement (Allegro con brio) de la Cinquième Symphonie de Beethoven. L’occasion d’échanger leurs impressions sur cette œuvre (familière à la plupart, inconnue de trois d’entre eux) et, plus généralement, de parler musique.
Personne n’osa rire lorsque Rousseau, le morceau à peine achevé, prétendit que tout cela ne valait pas son Devin du village. Il reprochait à la musique qu’il venait d’entendre d’être principalement gouvernée par la raison : « J’ai la faiblesse de me fier davantage à l’instinct et au sentiment.» Ensuite, la conversation put s’engager véritablement.
Nelson Goodman était le seul qui se fût muni de la partition. C’était selon lui indispensable, à partir du moment où l’on avait affaire à un système de symboles « allographique » ; ce n’est qu’en comparant l’exécution à la notation qu’on peut savoir si elle « exemplifie » l’œuvre. Pour Goodman, ce n’était pas le cas en la circonstance car une nuance n’avait pas été observée par les instrumentistes.
« Vous n’allez tout de même pas me dire, sous prétexte qu’une nuance n’a pas été respectée, que ce n’était pas la Cinquième Symphonie ! », protesta Sartre. « De toute façon, une œuvre musicale, on ne l’entend pas réellement, on l’écoute dans l’imaginaire : elle se donne comme un perpétuel ailleurs, une perpétuelle absence. » R. G. Collingwood concevait lui aussi la musique sous un angle très idéaliste : « C’est vrai, la musique, ce ne sont pas les sons produits par les exécutants ou ceux que nous entendons. Tout ce qu’on peut faire, c’est reconstruire pour nous-mêmes le morceau imaginaire qui existait dans la tête du compositeur. »
Pour Peter Kivy, qui se disait platonicien, les œuvres musicales étaient plutôt découvertes par les compositeurs qu’elles n’étaient créées par eux. Mais un autre problème le préoccupait : « Je n’arrive plus à me rappeler combien de fois ce mouvement fait entendre sa cellule rythmique génératrice – cette cellule, trois brèves-une longue, qui confère au morceau son unité et tellement de force. Je l’ai pourtant écrit dans plusieurs de mes livres. Ce qui est sûr, c’est que la musique est bien l’art de la répétition ! » Cette histoire de nombre sembla éveiller l’intérêt de Pythagore, qui jusque-là n’avait cessé de regarder les étoiles dans le ciel.
« Une chose m’intrigue, dit Aristote. Dans quel mode cette musique est-elle écrite ? Son caractère énergique, son caractère de nécessité, dirai-je même, devrait lui faire adopter le dorien, mais je ne l’ai pas vraiment reconnu. » C’est Kivy qui se chargea de lui répondre : « Vous savez, entre le XVIIe et le XXe siècle de l’ère chrétienne, la musique s’est à peu près réduite à deux modes, le majeur et le mineur. Ici, nous sommes dans la tonalité de do mineur. Les modes anciens n’ont plus cours. »
« J’ai apprécié, Aristote, que vous parliez de nécessité », enchaîna Schopenhauer. « Il y a quelque chose d’implacable dans cette œuvre. Vous connaissez ma façon de voir : la musique est une copie de la Volonté elle-même. D’où sa puissance. En outre, cette pièce de Beethoven me semble incarner la volonté humaine s’opposant au destin. C’est donc de la volonté à la puissance deux ! La musique, voyez-vous, n’exprime pas un sentiment particulier (ici, une volonté ou une énergie distincte) mais l’essence même de ce sentiment. »
Depuis un moment déjà, Susan McClary souhaitait prendre la parole : « Il y a une dimension de cette musique que vous occultez complètement, c’est la domination sexuelle qu’elle trahit : un premier thème ‟masculin”, un second thème ‟féminin” (à 45 secondes environ du début, je l’ai noté pour que vous puissiez vous y reporter), et, bien sûr, le triomphe du premier sur le second ! » « Il y a plus, renchérit Adorno. Pour moi, la ‟forme sonate”, qui régit ce mouvement comme tant d’autres, représente l’instauration d’un ordre hégémonique. J’assimilerais volontiers le début de l’œuvre à l’avènement arbitraire d’un régime ; tout le déroulement du mouvement, avec la ‟réexposition” finale, a pour fonction de ratifier cet ordre nouveau, de le rendre légitime et inéluctable. Je dirai que la symphonie est une forme spécifiquement bourgeoise. En plus de la prédominance du premier thème, que Susan a évoquée, il s’agit d’asseoir la suprématie de la tonalité initiale. »
« Peut-être, mais il y aurait de meilleurs exemples, répliqua Collingwood. Les toutes premières mesures se caractérisent au contraire par leur ambiguïté tonale : mi bémol majeur ou do mineur ? En revanche, il est vrai que le mouvement se termine dans la tonalité principale, do mineur, alors que la plupart des morceaux de la période classique qui sont en mineur concluent dans le ton ‟homonyme” majeur ; dans la Cinquième, il faut attendre le quatrième et dernier mouvement pour que, d’entrée, do majeur s’impose. D’une façon plus générale, je trouve que les propos qui viennent d’être tenus sont très intéressants mais qu’ils ne concernent pas en propre le morceau qui nous occupe. C’est différent de parler d’une chose d’un certain genre (sans jeu de mots) et d’une certaine chose. Bergson ajouta discrètement : « Oui, analyser, c’est exprimer une chose en fonction de ce qui n’est pas elle. »
Leonard Meyer n’était pas de cet avis : « On peut analyser une œuvre sans la noyer dans des généralités… » Roland Barthes glissa ces mots : « C’est en ce sens que je rêve d’un discours sur la musique qui ne comporterait pas d’adjectifs – la plus pauvre des catégories linguistiques. Aucun écrivain n’a bien parlé de musique. « Quant à moi, reprit Meyer, si vous m’autorisez à dire un mot de ma méthode d’analyse, j’ai une théorie fondée sur les attentes – frustrées ou satisfaites – des auditeurs. J’ai pu écrire que l’émotion ou l’affect survient lorsqu’une tendance à réagir est retardée ou inhibée. Dans ce que nous venons d’entendre, je voudrais attirer votre attention sur un seul passage, ce solo admirable de hautbois (à 4 min 20 s du début) qui vient interrompre la marche de la réexposition (un demi-ton plaintif du même hautbois, à 15 s environ de la fin de l’Allegro con brio, est pour moi comme un écho de ce passage), un solo que rien, certes, ne pouvait laisser prévoir. »
« C’est en effet, prolongea Jenefer Robinson, le moment le plus étonnant – et sans doute le plus émouvant – de tout le mouvement. Il me conforte dans l’idée que la musique peut traduire – ou susciter – des émotions plus complexes que, par exemple, une vague nostalgie. Je ne sais pas si vous avez lu Le guépard de Lampedusa, ce solo de hautbois me fait penser à ‟l’humble reproche des choses que l’on écarte”. À moins qu’il ne s’agisse d’une solitude sans espoir ? » Demeuré silencieux, Wittgenstein murmura alors : « Moi aussi, j’aurais bien aimé trouver une petite phrase qui cristallisât ma vie. »
Et chacun repartit dans son monde.