Le sursaut est immédiat, dès qu’on ouvre Ferdydurke : « Ce mardi-là, je m’éveillai à “l’heure inerte et vide où la nuit va bientôt s’achever mais où l’aube ne pointe pas encore” ». La secousse adolescente, celle qui, à l’insu des adultes, institue le monde, traverse toute l’œuvre de Witold Gombrowicz, l’une des grandes voix discordantes de notre temps et des autres. Le saisissement est semblable à celui qu’on éprouve corporellement à lire les très rares « textes » qui comptent et « fendent la glace » : ceux de Kafka, de Rimbaud, l’Ernesto d’Umberto Saba ou le Lesbia Brandon de Swinburne.
Witold Gombrowicz, Ferdydurke. Trad. du polonais par Georges Sédir. Gallimard, coll. « Folio », 416 p., 9,10 € [1973, 1998]
Dès la première phrase de Ferdydurke, il y a un défi – ici est utilisée la traduction de Brone publiée par Julliard en 1958, aujourd’hui condamnée, raison de plus pour y recourir. Le « je » qui parle (pas si loin du « il », K, de Kafka) est d’ores et déjà, « à l’heure inerte et trouble », hors jeu, hors des configurations sociales et le lecteur est d’emblée compromis. Dès la première page de Ferdydurke, tout est posé, à l’heure du réveil.
« Mon corps éprouvait une peur mortelle dont l’oppression me gagnait l’âme. » D’un coup, l’en-dessous est asséné, le héros de l’histoire est mis à nu et le lecteur avec lui. Tout comme le Josef K de Kafka, le « héros » de Ferdydurke est d’un coup arraché au « réel obligé » et plongé dans l’immédiat enfantin en sommeil sous la réalité. D’emblée, le tierischer Ernst, comme disent les Allemands qui s’y entendent, la « gravité animale », s’effondre devant la non-signifiance du réel quotidien le plus trivial. Le « rapt » est immédiat. Déjà, dans le Journal de 1956, Gombrowicz réglait, tout comme Nietzsche, son compte à l’esprit de sérieux : « Croyez-vous que vraiment Socrate, Spinoza, et Kant furent des gens entièrement sérieux. Je déclare quant à moi que l’excès de gravité repose sur un excès contraire, celui de non-gravité » (trad. Allan Kosko, éd. Christian Bourgois). Kant enfant, et tout reprend sa place. Toute l’écriture de Gombrowicz consiste à débusquer ce qu’il ne faut pas dire, d’où le regard suraigu, infaillible, à la fois tendre aux êtres et impitoyable aux « idées ». Dans son Journal, c’est « le brave cucumard » qui se « trouve au “fondement” » de toutes choses (trad. Christophe Jesewski et Dominique Autrand, éd. Christian Bourgois) – par exemple, sa description si parlante de Royaumont, tome III (IX et XI), chapitre où il formule si bien la « Loi de Gombrowicz ».
Le propre de Ferdydurke est de coincer l’inavouable – je suis le vice qui me constitue –, sinon pourquoi jouerait-il cartes sur table dès le second paragraphe ? C’est tellement clair qu’on ne peut que faire mine de ne rien en entendre. « De quoi avais-je rêvé ? Par un retour en arrière qui devrait être interdit à la nature, je m’étais vu à quinze ou seize ans – j’étais retombé en adolescence – et, debout sous le vent, sur une pierre, au bord d’une rivière, j’avais dit quelque chose… et je m’étais entendu… j’avais entendu ma voix enterrée de longue date, cette voix criarde de blanc-bec, j’avais vu mon nez inachevé sur un visage mou, translucide et mes mains trop grandes. Tout est cousu d’enfant. »
Ferdydurke, c’est ce que Gombrowicz lui-même nomme la « frange verte » de l’individu. C’est autour d’elle que s’est construite son œuvre ; chacun sait de quoi « quinze ou seize ans » est fait. « Regardez, quand s’achève l’enfant et que l’adulte n’est pas encore vraiment là, c’est-à-dire entre quatorze et vingt-quatre ans, l’homme jouit d’une sorte de floraison. C’est chez lui la seule période de beauté absolue. » (Journal, tome III)
Le grotesque est une forme de clairvoyance, il démasque l’artifice. Dans Ferdydurke, il s’arme d’infantile, il n’est pas sans ressembler au Jakob von Gunten de Robert Walser (le personnage et le titre du livre, devenu en français, on se demande bien pourquoi, L’institut Benjamenta) mais avec la feinte du comique en plus de l’ironie. Gombrowicz l’exprime avec une radicalité qui ne peut trouver ses mots qu’à l’envers, par rapetissement. Tout ancien pensionnaire – le personnage du livre est un homme de trente ans – rêve, à un moment ou un autre, d’un tel retour à l’interdit et au défi. Personne ne doit rien en savoir. Ferdydurke est entièrement construit sur le secret qu’il ne peut partager avec nul autre puisqu’il est le seul à être lui.
Ce n’est pas en soi que le « cucul » est redoutable, bien au contraire, il l’est simplement d’être repéré, identifié comme tel par les Pimko, savants de toutes sortes. L’environnement « pédagogique » n’a qu’un seul but : neutraliser le secret de l’adolescent, le priver de sa découverte, laquelle, pour lui-même, l’égale à Dieu. Il n’est rien au-dessus de la « volupté » qu’il se donne et qui justifie tout, le soustrait à tout et le console.
Toute l’adolescence consiste à cacher, avec passion et méthode, la découverte suprême, celle dont aucun adulte ne doit jamais rien savoir, découverte à la fois merveilleuse et terrifiante ; c’est bien ce que dit le chapitre XI. Le collège, c’est en permanence le viol de l’intimité adolescente (« le viol psycho-physique de Siphon ») par l’adulte. L’adolescent est exposé, à l’instant du spasme, à l’extrême danger d’être surpris par l’adulte, à moins que celui-ci ne soit complice, en ce cas il est nécessairement, lui aussi réduit et « cuculisé ». L’internat est bien souvent le lieu du rêve réalisé, le lieu de l’interdit nocturne en toute innocence. C’est ce que figure dans la littérature romantique allemande la mansarde, où s’institue la connaissance de soi (dans le domaine de la peinture, c’est le fameux violoniste à sa fenêtre, Der Geiger am Fenster, d’Otto Scholderer, au Städel de Francfort). Le collège permet tous les débordements de l’imaginaire, le dortoir est dominé par l’exorbitant. La mise à nu en est le contenu essentiel, c’est elle qui conduit la rêverie, tout y est possible, jusqu’au comble du clownesque. L’interdit s’y mue en farce.
Écrit avant 1937, à une époque où la pudibonderie victorienne du XIXe siècle se manifestait encore avec force et où les châtiments corporels étaient la règle, surtout dans les internats, Ferdydurke est le roman d’internat par excellence, avec tout ce que cela peut supposer de cocasserie, de canular et surtout de mélancolie, de « cafard » dans le vocabulaire des internes.
Dans ce roman, les mains parlent et on sait de quoi ; leur empan en dit long ; ce sont des mains « innocentes », elles reviennent à plusieurs reprises dans le livre, tout comme dans le Journal, mais retournées, des mains domestiquées par le dressage, « cette forêt de mains tendues devant soi d’un geste conquérant, amoureux, heil, mains créatrices, sottises » (Journal Paris-Berlin, trad. Allan Kosko, éd. Christian Bourgois, 1968), des mains soumises par la « pédagogie » dont on sait quels furent les effets sur l’Allemagne du XXe siècle, des mains redoutables, « des mains qui, à vrai dire, n’étaient plus occupées à tuer, mais à établir des graphiques, des barèmes, à résoudre des problèmes de fabrication ou de production. Et riches avec ça ». Peut-être faut-il passer par ce Journal Paris-Berlin, à la fois hilarant et terrible, pour en arriver à l’aboutissement de Ferdydurke, comme démontage définitif de toutes les impositions prescriptives et « pédagogiques », sans qu’aucune soit visée en particulier (Varia, trad. Allan Kosko, éd. Christian Bourgois, 1978).
L’innocence est au cœur de Ferdydurke, dont il ne faut pas oublier que Gombrowicz dit : « moi, Ferdydurke » ; l’innocence n’est rien d’autre que le soi en réduction, osé selon un regard comme détaché, mais auquel rien n’échappe ; pourtant, les « innocents » sont « toujours menacés par la sainte innocence, même lorsqu’ils juraient, violaient, torturaient, versaient le sang, tout cela afin de ne pas être innocents ».
La honte est, une fois de plus, au cœur des choses : ne pas être innocent, cacher ce moi profond « que je ne saurais voir », en quoi Gombrowicz n’est pas si loin des orientations initiales de la psychanalyse. La honte révèle au grand jour la part inconciliable de la nudité d’être avec l’attente sociale. Comme l’auteur l’écrit dans Cosmos, une sorte de reprise « délocalisée » de Ferdydurke : « la honte est de nature étrange, contradictoire: en se défendant contre une chose, elle l’attire dans la zone la plus intime, la plus confidentielle… » (trad. Georges Sédir, éd. Julliard, 1966).
Jamais Jojo, le personnage central, ne donne prise aux instances diverses, aux conventions diverses, il ne leur résiste pas, il brandit simplement sa honte, son seul signe plausible, il les minore. Les situations grotesques (par exemple, Pimko dans l’armoire) se succèdent, rien de sérieux n’est à prendre au sérieux. Le cocasse, le grotesque et le risible ne cessent d’effleurer le fond des choses qu’il ne faut révéler à aucun prix. Plus on en dit, moins on en montre : « En vous faisant pénétrer dans les coulisses de mon être, je m’oblige à me retrancher dans des retraites plus profondes », écrit-il (Journal, tome I). Le Journal dans son ensemble est à bien des égards un prolongement indéterminé de Ferdydurke. Il y a toujours oscillation chez Gombrowicz, que François Bondy appelait un « clown lyrique », entre maturité et infantilité.
La cuculisation par les dites « sciences humaines » est irréversible. Elles transmuent les esprits, les écartent définitivement d’eux-mêmes. Ce qui est essentiellement en cause, c’est la savantasserie des décideurs de pensée, n’oublions pas : « PLUS C’EST SAVANT, PLUS C’EST BÊTE », comme l’écrit Gombrowicz, en majuscules (Journal, tome III).
Ferdydurke n’est pas « du sérieux », pour ne pas laisser cette expression barboter dans l’ignominie. Ferdydurke est une réduction au degré commun, là où chacun rejoint l’autre, hors sens, mais de façon comique. Gombrowicz est à l’inverse du sacré majestueux et inaccessible dont on nous a tellement rebattu les oreilles pendant cinquante ans d’intelligentsia parisienne philosophico-collaborationniste. Gombrowicz, c’est l’esprit critique sous une figuration exemplaire. Ferdydurke incarne le rejet de toute autorité proclamée, de tout programme d’autorité, dût-il être philosophique. C’est fort déplaisant aux oreilles parisiennes, mais Gombrowicz est un successeur des grands mauvais esprits de l’Histoire, de La Boétie à Voltaire, il est de ceux qui, tels André Gide, viennent au secours d’Artaud alors que l’inverse est peu probable – en 1947, au Vieux Colombier, lors du fameux « Pour en finir avec le jugement de Dieu », éructé par Artaud au comble de la détresse ; seul Gide monta sur scène pour soutenir Artaud. Gombrowicz est un des rares esprits libres d’un siècle qui en a singulièrement manqué.