« Tout à coup me faisant loquace / comme tisserin / Convoqué dans le hors-jeu d’un / rêve remémoré » : ainsi commence le poème initial de la deuxième partie de Labyrinthes, unique recueil du poète nigérian Christopher Okigbo (1932-1967) : ce puissant ensemble, énigmatique en même temps que lumineux, vient de paraître en édition bilingue anglais-français, dans une traduction de Christiane Fioupou.
Christopher Okigbo, Labyrinthes. Édition bilingue. Trad. de l’anglais (Nigeria) et présenté par Christiane Fioupou. Introduction de Chimamanda Ngozi Adichie traduite de l’anglais par Mona de Pracontal. Gallimard, 224 p., 22 €
Okigbo commence à écrire dans le Nigeria encore colonie britannique (son indépendance ne datant que de 1960). C’est dans cet immense pays qu’en 1967 va se déclencher l’atroce guerre du Biafra – où Okigbo s’engagera et où il sera tué à trente-cinq ans, en pleine créativité.
« Si je n’apprends pas à fermer ma bouche je finirai bientôt en enfer,
Moi, Okigbo, crieur public, en même temps que ma cloche de fer. »
Ainsi sonnent, inquiétants, voire prémonitoires, les derniers vers du poème « Hourra pour le Tonnerre » (il faut admirer ce que la traductrice a réalisé pour la rime, « to hell / my iron bell » devenant « en enfer / ma cloche de fer »). Oui, elle aura été très tôt interrompue, cette œuvre poétique. N’aura-t-elle pas, de surcroît, couru le risque de rester localisée par et dans les circonstances où elle avait émergé ?
C’est bien le contraire qui s’est produit dans les décennies qui ont suivi : l’œuvre d’Okigbo s’est révélée essentielle pour maints autres écrivains, du Nigeria d’abord, mais aussi d’autres pays d’Afrique. Ainsi, dans le recueil posthume du Ghanéen Kofi Awoonor (1935-2013), The Promise of Hope, le poème « Lament of the Silent Sisters » est-il dédié à « Chris Okigbo, le célèbre poète tué dans la guerre civile au Nigeria ».
Et voici le constat par lequel la romancière et essayiste nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, née en 1977, conclut son introduction à Labyrinthes : « Non seulement on apprend les poèmes d’Okigbo par cœur dans les établissements scolaires de tout le continent africain, mais les jeunes poètes d’aujourd’hui sont fortement influencés par lui. Les applaudissements continuent. » Et c’est désormais au-delà de l’Afrique que s’étendent la réception et l’influence d’Okigbo, et qu’elles vont s’étendre encore, grâce notamment à ce volume, le premier en français.
Comment donc l’œuvre d’Okigbo avait-elle pu rester si peu présente en France ? Dans son Anthologie négro-africaine (1967), Lilyan Kesteloot lui réservait deux pages. Quelques traductions parurent dans la revue Présence africaine. Et, en 2016, dans le numéro spécial Afriques 2 de la revue Po&sie, on pouvait lire des poèmes d’Okigbo traduits, déjà, par Christiane Fioupou (et présentés par cette dernière avec Sofia Dati).
Voici donc qu’enfin cette œuvre dense et rayonnante, brève et pourtant si ample, nous est rendue intégralement accessible. Christiane Fioupou a accompli un travail de traduction d’une rigueur et d’une intelligence poétique exceptionnelles. Elle a en outre écrit, pour cette publication, une vaste et indispensable étude (« Christopher Okigbo, poète-tisserin ») qui donne maints éclaircissements sur la très complexe situation historique dans laquelle écrivait Okigbo et où il s’impliqua jusqu’à perdre la vie.
Dans un texte daté de 1989 et paru dans Éducation d’un enfant protégé par la Couronne (traduit de l’anglais par Pierre Girard, Actes Sud, 2013), le grand Nigérian Chinua Achebe (qui vécut jusqu’en 2013, et dont de nombreux livres – dont le fameux Tout s’effondre – ont quant à eux été traduits en français) évoque un événement littéraire crucial : « 1962 est l’année qui a vu se rassembler une génération remarquable de jeunes Africains et Africaines, auteurs en l’espace d’une décennie d’un corpus d’œuvres littéraires qui est aujourd’hui lu avec attention et fait l’objet d’une évaluation critique dans de nombreuses régions du monde. Cette année revêt une importance cruciale dans l’histoire de la littérature africaine moderne. Le rassemblement a eu lieu à l’université Makerere de Kampale, en Ouganda. […] J’étais présent à Makerere avec ces jeunes écrivains pleins d’espoir et de confiance en eux-mêmes, mes confrères. J’ai entendu Christopher Okigbo, qui devait mourir quatre ans plus tard en combattant pour le Biafra, proclamer de sa voix haut perchée et gravement éraillée qu’il n’écrivait ses poèmes que pour les poètes ».
Parmi les « jeunes écrivains » présents à Makerere, il faut mentionner également un autre grand Nigérian, Wole Soyinka, Prix Nobel en 1986, qui fera une place à Okigbo dans son anthologie de 1975, Poems of Black Africa.
« DEVANT TOI, mère Idoto
nu je me tiens ;
devant ta présence aquatique,
un prodigue
appuyé contre un acacia,
perdu dans ta légende. »
Ainsi commence le poème sur lequel s’ouvre le livre : Idoto est une divinité igbo dont la rivière qui traversait le village d’Okigbo portait le nom. Mais voici que paraît plus loin une tout autre référence religieuse – évidemment chrétienne – au début du quatrième poème :
« CICATRICE DU crucifix
balafrant le sein »
Okigbo fut en effet élevé dans ou entre deux traditions : catholique et igbo. Ne doit-on pas déceler là une des origines de sa passion poétique des liaisons et tissages ? Certains critiques (anglophones) ont pu parler de ses « montages » ou de ses « collages », voire de ce qui serait des jeux de « morceaux de verre brisés ». Et Okigbo lui-même ne nous fait-il pas voir, dans le poème « Initiations », tel « angle » à la « confluence des plans » ?
Combien ouverte – et libératrice de lumineux ou orageux possibles – aura donc été la réception, par le jeune Nigérian, de multiples héritages ! Depuis l’anglais, bien sûr : W. B. Yeats, Ezra Pound, T. S. Eliot (The Waste Land ne fut-il pas lu comme le poème de la modernité occidentale en Afrique non moins qu’en Asie ?), et aussi, arrivant au jeune Nigérian comme un vol abattu en pleine tempête, Hopkins et son Naufrage du Deutschland. Il faudrait mentionner également des auteurs italiens ou espagnols (Lorca par exemple). Et voici encore que Christiane Fioupou nous apprend qu’Okigbo « se réclamait explicitement » de Mallarmé : c’est, dit-il, le « bosquet arrosé d’accords » de « L’après-midi d’un faune » qui lui avait soufflé, dans Silences, « shallow sand banks / Sprinkled with memories » (« minces bancs de sable / Arrosés de souvenirs »). Et Christiane Fioupou mentionne aussi Tagore ou Ginsberg, Homère et la Bible ou l’Épopée de Gilgamesh, les contes igbos ou les chants de louange yorubas… et encore Joyce ou Melville.
Et puis il ne faut pas méconnaître la présence de la peinture (Picasso : « Guernica / Cette toile de sang ») non plus que, par-dessus tout, l’apport de la musique. Christiane Fioupou nous apprend qu’Okigbo était « mélomane, pianiste et clarinettiste de jazz, joueur de flûte igbo et occasionnellement de trombone ». Et Chimamanda Ngozi Adichie rapporte qu’interrogé sur les influences ayant contribué à l’écriture de son poème « Porte du ciel », il répondit : « Je travaillais sous le charme des compositeurs impressionnistes, Debussy, César Franck, Ravel ».
Que de défis, dès lors, pour la traductrice : « comment chez Okigbo, écrit Christiane Fioupou, traduire les rythmes d’une œuvre composite qui se structure, entre autres, sur la prosodie des classiques latins que le poète se plaisait à scander, sur la langue d’origine anglo-saxonne fortement accentuée et allitérative du poète anglais Gerard Manley Hopkins – le ‟rythme bondissant” [sprung rythm] dont il se réclame – ou sur les langues à tons, comme la plupart des langues du Nigeria, dont l’igbo, sa langue maternelle ? »
Combien aériens et vivants, les rapports qui, dans certains poèmes d’Okigbo, se révèlent ou se créent ! Les vers s’enlèvent à jamais en train de se faire…
« Loquace / comme un tisserin », dit Okigbo. On le voit en effet tisser des relations libres comme l’oiseau tisserin qui tend des fils et y suspend des choses qui vont dès lors flotter :
« Entre somme et réveil,
J’accroche mes coquilles d’œuf »
Les si vives fragmentations d’Okigbo contribuent aux élans. Contre ou avec elles, les vers s’enlèvent et flottent ; les voici qui font danser, dans leurs liens précis quoique allusifs, des présences indéfiniment mouvantes, des enjeux familiers et lumineux (mais soudain chargés de mystères, voire de possibles cruautés) :
« Et, comme dans une fièvre marine des globules d’angoisse fraîche
d’immenses œufs d’or dépourvus d’albumine
déboulent sur notre balcon… »
Mais comment, refermant provisoirement le volume, ne pas emporter en soi (malgré soi ?) le poème « Come Thunder » – tout chargé de pressentiments des atrocités qui vont se déchaîner au Biafra ? Dans l’élément même où sentir, penser, parler, agir – voire vivre ou mourir – seront venus s’entremêler avec les sensations atmosphériques issues des mouvements de la nature et d’autres sourdant de menaces politiques qui, encore innommées, devaient se réaliser en des cruautés à jamais innommables :
« Une odeur de sang flotte déjà dans la brume de l’après-midi.
La sentence de mort se tient en embuscade le long des couloirs du pouvoir ;
Et une grande chose redoutable tire déjà ferme sur les câbles de l’air libre,
Une nébuleuse immense et incommensurable, une nuit d’eaux profondes –
Un rêve de fer innommé et impubliable, un sentier de pierre. »
En 2014, le poète et romancier nigérian Ben Okri, né en 1959, répondant à une enquête en vue de la constitution d’un recueil intitulé Poems That Make Grown Men Cry (« poèmes qui font pleurer les hommes adultes »), nommait Christopher Okigbo, et mentionnait la dernière partie du volume Labyrinths. Cette ultime section porte un titre qui, fulgurant en une zébrure menaçante, consonne avec celui de l’ensemble du livre : « Postcript / PATH OF THUNDER » (« Post-scriptum / SENTIER DU TONNERRE ») .
« Le poète, dit Ben Okri, parlant, donc, de Christopher Okigbo, semble avoir franchi le bord de l’expérience ordinaire ; il semble avoir erré jusqu’en des constellations au dehors de ce que c’est qu’être un humain ».