La grande affaire de leur vie

Sur les mille lettres conservées de la famille Brontë, l’édition française en a retenu un peu plus de trois cents, qui font la part belle à celle qui s’est tôt érigée en chef de famille et qui a survécu un moment à ses frères et sœurs et qui réclamait de l’invisibilité, mais pas trop…


Famille Brontë, Lettres choisies. Préface de Laura El Makki. Traduction et édition de Constance Lacroix. Gallimard, coll. « Folio classique », 697 p., 9.70 €


En 1960 – je comprends son intérêt, voire son légitime étonnement –, Daphné Du Maurier, l’auteure de Rebecca, consacrait un essai au Monde infernal de Branwell Brontë, le frère imaginatif, épileptique, sauvage modèle du Heathcliff des Hauts de Hurlevent, devenu alcoolique. Révérend, malheureux en amour, exalté, orgueilleux, perdu, à l’instar de ses sœurs, dans un froid presbytère du Yorkshire, égaré sur les lointaines collines de Haworth, « un être aux passions ardentes, aux principes fragiles ». Certain qu’il serait amené à faire son chemin dans la poésie, il écrivait à Wordsworth en 1837 qu’il suffirait d’ « une prose riche de sens et de science, quelques hardis et vigoureux coups d’essai pour [l]e distinguer dans [sa] profession, voilà ce qui me permettra de conserver l’attention du public ; et c’est alors seulement que la poésie pourra revenir me prêter son éclat et auréoler mon nom de gloire… » Wordsworth, abasourdi par le ton de la lettre, et ses hyperboles, est « écœuré par les flatteries grossières qui lui sont prodiguées », au détriment de tous ses contemporains. Il choisit de ne pas répondre.

Famille Brontë, Lettres choisies

Portrait de Charlotte Brontë en 1838

Pourquoi citer cet échange avant d’entamer la lecture des Lettres choisies ? Pour souligner l’aspect paradoxal de ladite correspondance, à savoir l’abnégation, la grande humilité, non dépourvue d’orgueil silencieux dont fait preuve le reste de la fratrie. Branwell semble le seul des Brontë à ne pouvoir envisager que la renommée, en tant qu’homme, ne lui soit d’emblée naturellement acquise.

(Certes, disposer d’ « une chambre à soi » n’était pas encore un souhait pour celles qui prétendaient écrire, voire créer en 1840 – il leur fallait emprunter une identité masculine. Notons que l’essai homonyme de Virginia Woolf inquiétait certaines sommités masculines et littéraires anglaises en 1929 ; de même craignait-elle d’être incomprise.) Les femmes s’inventent des univers, des occupations, des biographies. Elles rêvent, à leur façon, de s’émanciper du carcan victorien, et/ou du joug du père, ou du mari. Que souhaite Charlotte Brontë ? « Si une bonne fée s’offrait à exaucer un de mes vœux, voici ce que je demanderais : accordez-moi le don d’invisibilité – ce à quoi je ne manquerais pas d’ajouter : mais aussi le bon goût de ne pas en abuser. »

Elle paraît d’un flegme et d’une nonchalance étudiés. « Garder mesure en toute chose, c’est être sage », écrit-elle à son amie de pensionnat, Ellen Nussey. « – Garder mesure dans ses sentiments, c’est l’être suprêmement. » Puis elle ajoute, en français dans la lettre : « une grande passion est une grande folie ».

Famille Brontë, Lettres choisies

Emily (ou Anne) Brontë (1833)

Nulles extravagances. Nulles illusions romanesques ne nourrissent son existence : pour elle, riche de tant de projets inaccomplis, d’attentes vaines, de désirs d’indépendance semblables à ceux de Jane Eyre, parfois suivis d’épuisants épisodes de dépression, de « migraines écrasantes », de moments de mélancolie, seul le travail semble se substituer au dépaysement, à savoir les fréquents déplacements d’un lieu à l’autre – à la fausse allégresse, car c’est de lui « que vient la guérison », lui triomphe du chagrin le plus tenace lorsque « la vie paraît amère, fugace – vide ». Charlotte écrit ceci en juin 1849, à la disparition prématurée d’Emily et d’Anne (Branwell est mort auparavant de tuberculose, tout comme ses sœurs). Pourtant, ajoute-t-elle, « ces deux êtres d’élite m’ont légué le noble héritage de leur souvenir ». Elle ajoute que ce passé, « objet immuable », est à chérir intensément, car « il ne connaîtra pas le déclin – l’immortalité le soustrait à la corruption ».

Le recueil s’ouvre en 1821, à la mort de Maria Brontë, l’épouse et la mère. Il se clôt en 1855 avec la mort de Charlotte Brontë. L’édition a retenu trois cent dix lettres. La correspondance semble progressivement instruire une sorte de course forcenée, se déployant contre le temps, là où les mots comblent le vide peu à peu. Car si rien n’advient, la mort agit. Dès lors, il faut tenir, résister, écrire et vivre. Certes, par-delà le foisonnement, la multiplicité des lettres, par-delà la nécessité, l’urgence qu’il y a à les écrire, par-delà les doutes, ces lettres manifestent, par la voix essentielle de Charlotte qui s’est érigée en chef de famille, un besoin impérieux : à savoir préserver un lien sensible, attentif, exigeant avec le monde extérieur comme avec soi-même. La lettre est à la fois ici le signe du lien sororal et tendre au sein de la famille Brontë, à la fois la matière « obliquement » littéraire, comme elle est un passage de témoin obligé, qui permet de « conjurer le sort ».

L’immortalité est-elle à ce prix ?

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