Le nouveau livre de Camille de Toledo, écrivain et défenseur de l’européanité, frôle le grand œuvre – nos mots sont choisis – tant il est pensé, éprouvé, pesé et composé. L’auteur nous avait habitués aux essais sur la littérature et aux positions affirmées. Dans Thésée, sa vie nouvelle, le voilà qui entreprend une longue descente en soi, en lui, c’est-à-dire en l’histoire des siens du côté maternel : quatre générations d’une histoire tue, parcourue par la mort et la douleur extrême, et ramassée en trois disparitions successives à l’aube du XXIe siècle.
Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle. Verdier, 256 p., 18,50 €
Le 1er mars 2005, Camille de Toledo a perdu son frère cadet, Jérôme, qui s’est pendu. Moins d’un an plus tard, sa mère est retrouvée « endormie pour l’éternité » dans un bus – une rupture d’anévrisme, apprendra-t-on plus tard dans le livre. Quatre ans après, son père meurt d’un cancer. Effroi, panique, le fils fuit le lieu de la tragédie, Paris, pour aller vivre avec ses trois enfants à Berlin, dans une autre langue et dans une ville « sans mémoire », croit-il. Il emporte avec lui sa peine et plusieurs cartons d’archives familiales.
Thésée, sa vie nouvelle n’est pas une autobiographie, ni un récit d’autofiction, ni un livre de souvenirs, ou peut-être au sens anglais de remembrance, remembrement, re-liement. L’écrivain parle de lui à la troisième personne et, plus rarement, à la première. Il se nomme Thésée, ou « le frère qui reste », ou encore « le frère restant ». Il est celui qui cherche à sortir du labyrinthe de la douleur (« je suis venu, chers morts, tuer le Minotaure », écrit-il, faisant rimer « morts » et « minotaure »), et ce restant qui évoque le gisant, l’immobile, l’homme accablé par un mal concentré dans le dos, fourbu, piégé par son corps, obligé de vivre couché des jours entiers.
Il est aussi le moi plus social, le fils qui s’adresse à « mes chers petits parents », Esther, fille d’un grand industriel, et Gatsby, flamboyants baby-boomers, hérauts d’une croissance qui vacille à partir de 1974. Inversement, ils sont aussi appelés « le père », « la mère », distanciés, manquants, investis d’une dimension plus large qu’eux-mêmes à présent qu’ils ne sont plus.
L’écrivain parvient à une chose rare dans la littérature aujourd’hui : inscrire les trente glorieuses de ses parents dans un cycle de temps beaucoup plus long, dans un cercle de sens beaucoup plus profondément enfoui, qui va au-delà des racines d’un XXe siècle de guerre, d’exil et d’extermination, jusqu’aux fondements de celui qu’il est, de ce que nous sommes.
Le jeu sur les pronoms et les appellations n’est pas un jeu, c’est une nécessité, un secours, une dissociation pour y voir plus clair parce que, le fils ne cesse de le dire, « je ne comprends rien ». Il a pourtant l’intuition que, derrière la cellule familiale à quatre, les ombres des générations précédentes agissent.
Il s’obstine, veut « éviter que le suicide contamine la vie », trouver des clés, des nœuds. Pourquoi lui-même a fui, là-bas, en Allemagne, terre de barbelés. Quel sens ? Pour qui ? Guidé par quel fol instinct de survie et d’élan ?
Il le demande, il se le demande, il le répète, et c’est là la grande beauté de ce livre, la répétition qui condense l’incompréhension sur laquelle on bute, l’absurde, l’impasse, mais aussi la répétition qui est incantation, puissance, esquisse de renaissance, bercement noir. Des phrases hantent le livre, reviennent, entêtantes, inquiètes, comme en un chant, une prière, une récitation. L’écrivain en use, les écoute, les compose en italique, espacées, détachées sur la page, faisant de son récit un immense poème, un tombeau à la mémoire des siens, mais aussi une quête vivante, un cantique écrit du cœur du XXIe siècle.
« Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? », écrit-il maintes fois, liant ces deux « qui » en un curieux enchaînement que le lecteur doit relire pour comprendre, devinant que le second « qui » sous-entend le premier, lequel en appelle un troisième, puis encore un autre… « Lignée », dit Camille de Toledo.
Ces refrains ne sont pas des vers, plutôt des versets, des unités de mots et de rythmes aux accents presque sacrés. Versets aussi que les titres de chapitres, les respirations de ce récit agencé avec le soin que l’on accorde aux défunts. Photos noir et blanc, cadrage, montage, installation, appuient visuellement le texte. Ce sont les outils de l’art contemporain, que l’écrivain manie non pas avec habileté, mais avec gravité, avec une forme de majesté intime. Rarement l’antique et l’aujourd’hui fusionnent avec une telle force de conviction.
Au-delà des répétitions, des échos résonnent, des variations apparaissent, et le livre offre une lente progression, une avancée. Il est jalonné par des découvertes, des faits de famille, des événements cachés parce qu’il faut vivre, espérer, prospérer. S’il fallait les résumer, ces découvertes sont au nombre de deux. La première est contenue dans un texte écrit en 1937 par l’arrière-grand-père de l’auteur, Talmaï, qui fait mémoire de son fils mort de maladie, Oved. Le texte est un portrait déchirant de l’enfant, une déclaration d’amour écrite dans le français si pur de la première moitié du XXe siècle, d’autant plus admirable que, pour Talmaï, il est une langue acquise, aimée, étrangère d’abord.
C’est un « texte errant », dit Camille de Toledo : on laissera au lecteur la liberté de déterrer les mille sens de cette expression si juste. Ce récit en soi, qui se prolonge par le suicide de Talmaï en 1939, est à pleurer au sens premier, mais les larmes que l’on verse ne sont pas celles du mélodrame. Ce sont celles du sang versé de l’aube du XXe siècle jusqu’à celle du nôtre, et celles d’un monde sans Dieu. Car l’enfant a compris qu’il allait mourir : « Il voulait prier, mais les mots manquaient, déplore l’aïeul impuissant. Les mots de la prière avaient disparu. […] Nous nous étions si vite intégrés. Il n’y avait plus qu’un blanc au lieu de Dieu ».
Oved avait une passion pour l’histoire de France et ses dynasties : c’est « l’enfant qui voulait être le Premier Roi juif de France ». Ce que Camille de Toledo exhume là sur les siens et sur les nôtres, sur les origines plurielles de la France, sa force d’attraction, son universalité si prometteuse et régulièrement trahie, est d’une puissance inouïe.
Cette vérité résonne à l’autre bout du livre avec la seconde découverte familiale : les lettres de Nissim, né à Andrinople, frère de Talmaï, français depuis quelques années à peine, si ardent à se battre en 1914 et à l’écrire. Nissim fraternise avec les goumiers, ses frères d’armes, et se réjouit de les voir s’opposer à l’ennemi allemand à ses côtés, décrivant « ces villages fléchés d’églises transpercés par nos forces arabes, on croirait assister à quelque invraisemblable croisade à l’envers ». Et Camille de Toledo de glisser la question à son frère : « pourquoi suis-je tombé amoureux d’une Algérienne, Arma, arrière-petite-fille de goumier ? ».
Ce ne sont pas de petits secrets que l’écrivain met au jour. Ce sont de grands, de lourds secrets, auxquels il parvient à donner une amplitude exceptionnelle par l’intensité de son attention, de son courage, son humilité d’homme qui dit ne pas savoir « ce que la matière sait », ce que son corps endolori a enregistré et gravé. Fils de son temps, moderne qui s’en veut de l’être, il en appelle à tous, médecins, guérisseuses, acupuncteurs, thérapeutes, professeurs de méditation, pour l’aider à guérir et panser son mal. Sa douleur est si réelle, si physique, lancinante, qu’il en vient à se demander si Dieu ne serait pas « le flot même de la matière », la blessure même.
L’écrivain ne répond pas. La plaie reste ouverte, en dépit du sens retrouvé. Ouvrir les cartons, il l’a fait. Mettre au jour des dates qui se répondaient, des correspondances troublantes, des liens que nul n’avait vus, il l’a fait. S’en remettre à la psychogénéalogie, également. Revenir à la source de son nom, « de Toledo », aussi. Étonnamment, c’est le seul nom de famille qui apparaît dans un récit qui ne livre que des prénoms auxquels il rend leur pleine signification, comme autrefois, en des temps archaïques, dans les mythes et les textes sacrés. Ainsi Jérôme, prénom du frère et nom d’un saint, traducteur, chargé de rassembler des scripts « venus du grec, de l’hébreu, de l’araméen » en un seul héritage.
Thésée, sa vie nouvelle est un livre qui hante le lecteur longtemps après avoir été lu. Il ne referme pas entièrement la blessure. Il dégage du sens mais il ne résout pas. Il démonte la comédie de la réussite des parents et des grands-parents, la « fiction française » qu’ils ont jouée, et un jour il faudra peut-être le donner à lire aux enfants de France. Il offre des mots à la prière blanche que le petit Oved n’a pu prononcer. C’est un kaddish, une œuvre d’une infinie tristesse, un chant funèbre, une véritable anamnèse.