Que signifie naître et être fille dans une famille française traditionnelle du début des années 1960 ? Comment se libérer du poids d’une éducation empreinte de domination masculine ? Dans Fille, Camille Laurens explore ces questions à travers la vie de Laurence Barraqué, de son enfance de fille à sa vie de femme et de mère aujourd’hui. Mais comment se défaire des stéréotypes de genre, s’en désaffilier, pour éduquer sa propre fille autrement ? Camille Laurens cherche des réponses par les mots qu’elle déploie avec virtuosité et dont elle explore la force de perturbation.
Camille Laurens, Fille. Gallimard, 240 p., 19,50 €
« C’est une fille. » La phrase résonne dans la pièce de la maternité et, d’emblée, sépare : « De l’autre côté de la phrase de sœur Catherine se trouvent tes parents, les destinataires, les responsables, aussi, les faiseurs de filles, les fauteurs de troubles ». Le mot « fille » sème le trouble, tranche la pièce de ses deux « l » et emporte avec lui les espoirs d’une mère et d’un père qui désiraient un garçon. « Qu’est-ce que c’est ? », demande la mère en accouchant. « Qu’est-ce que c’est ? C’est raté », affirme avec humour le narrateur, porte-voix de la discorde, chef d’orchestre du schisme.
Camille Laurens fait entendre dans l’incipit de Fille la puissance du mot, son pouvoir de rupture et de bouleversement. Laurence Barraqué n’est pas un garçon et cela change beaucoup de choses. Le mot « fille » emporte soudain tout sur son passage, dans un tourbillon lexical enivrant. La fille, remarque la narratrice, « est l’éternelle affiliée » : « Tu es une fille, c’est entendu. Mais tu es aussi la fille de ton père. Et la fille de ta mère. Ton sexe et ton lien de parenté ne sont pas distincts. Tu n’as et n’auras jamais que ce mot pour dire ton être et ton ascendance, ta dépendance et ton identité. » Qu’à cela ne tienne, Camille Laurens déploie toutes les affiliations du mot, ses moindres petits clichés. Ce faisant, elle le libère.
Le vertige lexical du mot est à l’image du tourbillon de filles et de liens filiaux dans lequel se trouve prise l’héroïne dès sa naissance. Les filles s’enchaînent telles des poupées russes, avec au-dessus la grand-mère, « mémé », qui tient une parfumerie et « entretient la vie » en dépoussiérant chaque jour la maison ; puis, en dessous, on trouve la mère de Laurence, sa « maman », premier mot appris « et c’est un nom de fille. Si tu étais un garçon, ce serait le même, tu ânonnerais maman tout pareil – papa vient après, c’est prouvé. Garçon, fille, tous aiment d’abord maman. L’amour est fille, à la base ».
Le corps de l’amour est lui aussi un corps de fille, un sein gonflé de lait, autour duquel le babil du langage surgit. Ensuite, Laurence découvre l’autre fille avant elle, la sœur aînée, Claude, qui lui vole la vedette : « Tu n’es pas seulement une fille, tu es encore une fille. Tu suis une fille. » Après Laurence, la poupée contient une autre petite poupée, Gaëlle, une troisième fille, l’autre sœur, restée dans l’ombre après sa mort, le surlendemain de sa naissance. De même que les mots s’engendrent et valsent les uns autour des autres, font naître figures et images, les filles se multiplient, s’entraînent les unes les autres, se reproduisent et portent, chacune à leur manière, au creux de leur féminité, le poids d’une société patriarcale violente.
Les poupées russes ont un père, qui, s’il porte dans son nom même l’absence (« Le concept papa est une absence, papa est pas là, tandis que maman si »), incarne une présence pesante et autoritaire. Le père de Laurence Barraqué occupe une place centrale qui, jusqu’à la fin du roman, imprime sa charge et sa trace jusque dans le reflet de son visage de femme dans le miroir. Fille soulève la violence de la société patriarcale, de l’éducation stéréotypée qu’elle transmet. Le récit déconstruit le regard sur le féminin qu’elle impose et dont la langue est le signe criant. Ainsi, lorsque le père veut apprendre à ses filles à se méfier des garçons, le conseil tient en une phrase, comique mais lourde de sens : « Chauffe un marron, tu le fais péter ». Les filles doivent se tenir à distance, se retenir, les garçons sont incontrôlables, libres de mordre la ligne, de « péter les plombs ».
Camille Laurens prend au mot le père de l’héroïne et tord la phrase dans tous les sens, la libérant de son carcan de préjugés. Le marron s’immisce dans les nuits de l’héroïne qui rêve de libération sexuelle : « La scène se couvre de sang, des couteaux jaillissent et menacent de faire sauter le bouchon, d’éclater la châtaigne ». L’instabilité des mots qui littéralement éclatent rejoint celle de l’identité de la narratrice. Oscillant entre le « tu » qui souligne une forme d’étrangeté à soi, le « je » qui s’impose dans les moments de coïncidence et d’affirmation de soi, et le « elle » dans les moments de brisure, elle est un sujet éclaté qui, seulement à la fin, trouve une forme et une voix stables et unifiées. Être fille ne signifie pas toujours être une. L’agression sexuelle commise sur l’héroïne par son grand-oncle brise le « je », de la même manière que l’accouchement d’un enfant, Tristan, qui meurt à la naissance par la faute d’un gynécologue, fait advenir le « tu ».
Ces deux scènes traumatiques sont racontées, sous une autre forme, dans l’un des premiers romans de Camille Laurens, Dans ces bras-là (P.O.L, 2000). Ce roman choral, qui reçut le prix Femina, se voulait un don fait par la narratrice aux hommes de sa vie. Au cœur de l’amour et du désir exprimé pour les hommes, ces deux événements et ces deux figures d’hommes violents déchiraient l’hommage rendu. Fille, qui paraît vingt ans plus tard, alors que le mouvement #MeToo bouleverse encore les consciences et les corps, change de focale. Certaines phrases et certains épisodes résonnent entre les deux romans de manière troublante. Pourtant, on entend dans ce nouveau livre les échos d’une époque différente : les violences faites aux femmes ne s’écrivent plus tout à fait avec la même voix. Dans un geste politique, l’écriture n’est plus tournée vers les hommes, mais avant tout vers les filles et vers ce qu’elles subissent.
La fille de Laurence Barraqué, Alice, incarne ce changement et engage sa mère vers une autre voie du féminin. Dans Fille, la fille, comme l’écriture, perturbe l’ordre et ouvre le regard. À travers elle, Camille Laurens donne à entendre les résistances de la narratrice, ses difficultés à accepter une autre vision de la féminité. On entend résonner dans Fille la complexité nouvelle du travail de l’écrivaine qui ne cherche plus seulement à écrire le désir des filles pour les garçons, mais aussi celui d’une fille pour une autre fille. On entend encore, à travers le personnage d’Alice, sa volonté de donner voix à toutes les femmes, sans taire entièrement celle des hommes. Si l’auteure de Fille ouvre les mots et déploie tous leurs sens, si elle fait osciller la narratrice entre les pronoms, elle fait aussi entendre son souci de saisir la différence des regards. Comment écrire le féminin aujourd’hui ? Camille Laurens embrasse la question dans ce roman qui accompagne notre temps et y répond en soulevant la force perturbatrice et émancipatrice du langage.