Page 144 de Yoga, dans une section intitulée « Le loup », Emmanuel Carrère se rappelle avoir effectué un long reportage au Canada. Il parcourait d’immenses étendues tandis que « les heures s’effectuaient dans une cotonneuse torpeur ». La traversée de son nouveau récit d’autofiction fleuve procure exactement cette impression, une cotonneuse torpeur : une langueur, une sensation de confort, un état entre veille et sommeil, ponctué de quelques douces surprises.
Emmanuel Carrère, Yoga. P.O.L, 400 p., 22 €
Le sujet n’a pourtant rien de doux. L’écrivain brode autour de sa pratique de la méditation et d’une hospitalisation pour dépression grave qui lui a valu plusieurs électrochocs. Le mot et la réalité sont effrayantes, même maquillées sous les initiales ECT (électro-convulso-thérapie), appellation de notre novlangue toujours prompte à dissimuler la violence. Emmanuel Carrère a succombé après une rupture amoureuse – il faut le préciser puisque sa vie affective et sexuelle fait désormais partie intégrante de l’œuvre qu’il construit, et dont les pas sont de plus en plus tournés vers lui-même.
Le fait est que sa bibliographie a peu à peu glissé d’ouvrages consacrés à d’autres, et d’autres lointains ou étranges (Philip K. Dick, Jean-Claude Romand, Édouard Limonov), à des ouvrages à lui consacrés, ses origines russes et géorgienne, ses déboires sentimentaux, sa quête religieuse et spirituelle. Depuis Un roman russe, l’écrivain se fait fort de hisser le narcissisme au rang de genre littéraire : il le sait, il le revendique et s’en explique largement dans Yoga, interpellant directement le lecteur qui s’en trouve désarmé. Il interdit d’emblée les reproches et assume l’entière responsabilité de cette pente.
Jusqu’à un certain point seulement, lecteur, rassure-toi. Tu es libre, tu peux refermer le livre et aller boire un verre s’il fait trop chaud. Tu peux aussi esquisser un sourire quand Emmanuel Carrère évoque Montaigne, « notre saint patron » à eux, nous, « les écrivains qui écrivent ce qui passe par leur tête ». La référence est d’une noblesse imparable. Mais Montaigne était-il « un homme ordinaire », comme il l’affirme ?
Tu peux aussi te laisser aller et goûter le talent de conteur de Carrère, talent réel, art d’enlacer ton attention dès les premières phrases et de te murmurer à l’oreille comme si tu y étais. L’écrivain excelle à user d’un français sans peine et sans hiérarchie, et il n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il confesse avoir du mal à commencer. Les phrases sont caressantes, souples, plaisantes, parfois planantes. Et tu verras, le livre rebondit régulièrement et il est organisé en quatre grands ensembles, eux-mêmes divisés en sous-ensembles. C’est facile à suivre. « C’est bien », comme il l’écrit à propos du yoga et de la méditation.
Tu retrouveras aussi les amis et les femmes qu’Emmanuel Carrère a déjà évoqués dans ses ouvrages précédents. Si tu les connais ou les reconnais, tu seras content ; si tu ne les connais pas, tu seras légèrement intrigué et sensible au suspens que ce petit manque provoque. Tu apprécieras, ou pas, ses mises en abîme : l’écrivain parlant de lui en train de parler de lui, ou « parlé » par un autre. Cet étrange participe passé renvoie à un passage où Carrère traduit et commente le papier d’un journaliste américain venu l’interroger pour faire un portrait de lui dans le New York Magazine.
Tu comprendras, sincérité oblige, qu’Emmanuel Carrère n’est sans un certain réalisme, ou cynisme. Sachant que le yoga et la méditation sont des disciplines qui ont un immense succès dans nos folles sociétés occidentales, il pressent que son « livre peut faire un carton ». Ailleurs, il avoue sa jalousie vis-à-vis de Michel Houellebecq, toutes choses normales chez des hommes en tous points humains. Avec ce dernier, il partage quelques points communs en effet, dont les chiffres de vente et le penchant pour les blagues de mecs. Mais là où Houellebecq est engagé et agitateur de mauvais goût, Carrère s’abstient de tout jugement politique et fait montre d’un bon goût irréprochable.
Tu remarqueras, lecteur, qu’il tacle « l’obscénité des intellectuels de gauche » à l’époque où son ami Jean-François Revel analysait le totalitarisme. J’espère que tu seras d’accord avec lui là-dessus, car je le suis, sensible au gel d’airain sous lequel la moitié de l’Europe a été enfermée pendant près d’un siècle. Au fond, l’une des vertus d’Emmanuel Carrère, rarement mise en valeur, c’est cet éveil des consciences auprès d’un très large public.
Soyons honnêtes, cette dimension est réduite au minimum dans Yoga. Réduite aussi, la question du terrorisme, en dépit de la présence d’un ensemble appelé « 1825 jours », version inversée et contractée du Lambeau de Philippe Lançon, puisque Carrère était en pleine session de méditation, isolé du monde, quand la tuerie a eu lieu.
Le quatrième ensemble, intitulé « Les Garçons », dans lequel l’écrivain raconte son expérience auprès de réfugiés recueillis sur une île grecque, est aussi dépolitisé. On ne saurait lui en vouloir tant la question cristallise de difficultés. Là encore, Carrère confirme son aptitude à esquisser ce que jadis on appelait des « vies de saints », hommes et femmes à l’engagement réel et non verbal, anonymes qui changent le monde à l’échelle qui est la leur parce qu’ils sont lucides, bons, et se méfient des simples paroles.
Plus le livre avance, plus il est chargé de ces mini-récits volés à d’autres. Osera-t-on exprimer un léger malaise à lire celui d’Atiq ? On l’osera car l’écrivain effleure la question : vois, c’est page 317, il a quelques scrupules à se faire le scribe d’un réfugié bien plus malmené pour nourrir le livre que tu as plaisir à lire. En revanche, il n’hésite pas à finir en citant longuement son précédent D’autres vies que la mienne pour réajuster le tir et achever par un happy end, souscrivant de gaieté de cœur au sacrement de la réparation dans sa version actuelle, allégée et un brin anesthésiante.
Emmanuel Carrère est ainsi, c’est un auteur confluent. En lui, se rejoignent le christianisme et un zeste de bouddhisme ; un altruisme un peu bancal et la gentillesse du garçon qui demeure bien élevé… Yoga est un livre de développement personnel taillé à sa mesure.
Ce n’est pas étonnant. Ce qui l’est, ce qui ne laisse pas de nous étonner, c’est cette capacité à dire aussi docilement l’époque, à adhérer à son temps, y correspondre, l’embrasser et le serrer contre sa poitrine. L’écrivain évacue la tragédie et le non-sens. Même sa souffrance psychique, atroce, dont on ne doute en rien de la vérité, semble familière. Ça coule, mais ce n’est pas du sang. C’est peut-être l’écriture aisée. Ou l’illusion de proximité, le lait maternel qu’il semble distribuer.