Voir dans le noir

C’est autour de la mort du père, atteint d’une leucémie alors qu’il venait tout juste de fêter ses trente-quatre ans, que gravite Saturne, le quatrième et très autobiographique roman de Sarah Chiche. Un livre au bord du vide, sombre et brillant.


Sarah Chiche, Saturne. Seuil, 208 p., 18 €


Les écrivains de leur vie sont d’éternels névrosés. Ils naissent avec une cuillère en argent dans la bouche, la tordent en la racontant ; aperçoivent de la lumière dans le voir, passent aussitôt de l’autre côté du miroir ; broient les paillettes de l’existence comme les peintres jadis le noir ; vivent avec leurs morts, quand ils ne préfèrent pas mourir en fantômes d’eux-mêmes : à petit feu et jamais.

Des fantômes, il y en a en veux-tu en voilà dans Saturne, de Sarah Chiche. Le fantôme d’un père qui meurt d’une leucémie alors que l’auteure n’a même pas deux ans ; le fantôme, les fantômes d’une famille de grands médecins, partagée entre l’Algérie et la France, au beau milieu d’une guerre qui ne dit pas son nom ; le fantôme de l’Histoire donc, avec sa grande hystérie ; sans oublier le fantôme de la narratrice ou, si l’on préfère, de l’écrivaine, laquelle s’enfonce dans l’existence comme dans un vase sans fond, jusqu’au bord de ne plus être : « La certitude que je ne pouvais pas me tuer puisque j’étais déjà morte s’est installée par degrés, en même temps que la sensation inexprimable d’être entièrement réfugiée dans une tête gigantesque contenant toutes les vies des vivants et des morts. »

C’est une image, quelque chose comme un trou noir, qui ouvre le livre : l’agonie du père. Scène froide-chaude, qui ressemble à une image sinon impossible, du moins manquante, pleine de voir et de non-dit, de cris et de silence, de rancœur et de battement de cœur, et qui semble flotter comme une ombre maléfique sur tout le texte, et toute la vie, à venir.

Sarah Chiche, Saturne

Sarah Chiche © Jean-Luc Bertini

Résumer Saturne, à cet égard, relève de la gageure. Aux multiples récits familiaux qui s’y déploient, de l’Algérie des années 1830 jusqu’au début des années 2000 en passant par la France gaullienne, entre ascension, ruine et reconquête sociales, il faudrait ajouter les ellipses, les blancs, le mutisme entre les mots et parfois même entre les chapitres, qui répond ou fait écho à l’autre mutisme, originel : « L’histoire de la famille de ma mère, je l’ai déjà racontée, ailleurs. Mais j’ai caché le cœur de ce qui m’a faite. Depuis l’enfance, je réponds à ce panneau muet, cette ardoise brandie par mon père sur son lit de mort, ce geste ultime d’écriture. Au départ, les mots manquent. C’est très lent. Sans cesse tout menace d’être détruit, broyé par les pensées qui m’assiègent et me condamnent à n’écrire que par bribes, à ne penser que par fragments. »

Les enténébrés, le précédent roman de Sarah Chiche, jouait, de manière élégamment perverse, la partition du bien et du mal, mettant en scène l’amour d’une femme au milieu de deux hommes, si l’on ose dire. Saturne, lui, gravite autour du couple amour/haine. L’amour que le frère, père de la narratrice, voue à son aîné, Armand ; la haine que ce dernier lui renvoie. L’amour des Chiche pour l’Algérie ; la haine que leur retournent ceux qu’ils soignent. L’amour et la haine de l’argent. L’amour et la haine de l’amour… Obscur tableau s’il en est, dans lequel le peintre apparaît, tel qu’en elle-même la mélancolie le change : « je vivais dans un monde où les objets apparaissaient tout aussi brusquement que les gens y disparaissaient, et où, du reste, comme les autres, on l’aura compris, je ne vivais pas vraiment ».

Est-ce l’insistance de ce couple amour/haine ? Ou bien la brillance de formules brèves, comme surgies de la nuit d’un texte antérieur, ou extérieur ? Est-ce encore ce style de phrases au bord d’être parlées ? Ou alors cette propension à voir au-delà du voir (du noir), cette manière sans pareille de faire rimer raison et folie, émerveillement et douleur ? À moins, tout simplement, que ce ne soit une impression de lecteur ? Toujours est-il que l’on croit parfois entendre Duras derrière Chiche, comme on aperçoit l’ombre d’un arbre qui se mêle à une autre ombre, un autre arbre.

Cette impression atteint son paroxysme dans la rencontre, le ravissement faudrait-il dire, d’Eve et d’Harry, d’Eve par Harry, les pas encore parents de Sarah, qui se continue dans un corps-à-corps de sexe et de mots crus, lettres réelles ou inventées, peu importe, et de toute façon inversement proportionnelles à la haine recuite de la famille paternelle pour celle qui ne sera jamais qu’un « serpent peinturluré en biche ». Traduire : une pute menteuse infréquentable…

« Les Japonais nomment Takotsubo, qui veut dire “piège à poulpe”, ce syndrome où, à la suite d’une rupture amoureuse, d’un deuil ou d’un choc émotionnel intense, le cœur se déforme, ses muscles s’affaiblissent et deviennent si paresseux que, tout à coup, littéralement, il se brise. »  Que perd une fille quand elle perd, à l’orée de la vie, un père ? Elle perd une borne, un repère, une faculté d’exister entre les êtres, de devenir femme entre les femmes et entre les hommes, d’aimer et d’être aimée. De fait, et par malheur, le cœur du livre de Sarah Chiche bat au rythme d’un cœur manquant. Progressivement, la fille n’aime plus, ne sait plus qui elle aime, ne sait plus aimer. La grand-mère paternelle en fait les frais, un éphémère mari l’apprend à ses dépens, sa mère même est expédiée… ad patres.

Sans doute la séparation douloureuse des Chiche d’avec l’Algérie natale résonne-t-elle étrangement dans l’histoire de l’auteure, comme une mort symbolique qui préparait d’autres morts. Et il n’est pas non plus interdit de penser que ces séparations ont pris racine dans une autre séparation, encore une fois originelle, de cette famille juive chassée d’Espagne au XVe siècle.

Comment se récupère une fille ? En regardant un petit film retrouvé qui la montre dans les bras de son père : « L’enfant ouvre les yeux, déplie son minuscule poing serré, attrape le doigt de son père et plante son regard dans le sien. Tout son petit visage s’anime de joie. Les coins de sa bouche se soulèvent. Je t’aimais donc et tu m’aimais aussi. »  En regardant aussi par-dessus le père, autrement dit, en passant symboliquement par le grand-père, le père du père, Joseph, le grand médecin, celui qui a gagné sa vie en soignant et en sauvant des vies. Sarah Chiche est aujourd’hui psychologue/psychanalyste : « Je suis devenue à mon tour quelqu’un qui soigne. »

Le reste ? C’est l’affaire de l’écrivain, les livres du passé qui passe et ne passe pas, le noir dans le voir, le voir dans le noir, l’encre de la mélancolie qui ne cesse jamais de couler : « Mais Saturne est peut-être aussi l’autre nom du lieu de l’écriture – le seul lieu où je puisse habiter. »

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