Le pays de l’oubli

Walker met en scène une Amérique cinématographique. À travers son héros, grand promeneur dans trois villes – New York, Los Angeles et San Francisco –, le poète et éditeur écossais Robin Robertson explore l’urbanisme américain de la fin des années 1940 et du début des années 1950, âge d’or du film noir. Walker, vétéran canadien souffrant de stress post-traumatique, a beau être un piéton infatigable, c’est son regard poétique qui emporte le lecteur, le regard d’un cinéphile né, d’où le titre original du roman : The Long Take (« le plan-séquence »).


Robin Robertson, Walker. Trad. de l’anglais (Écosse) par Josée Kamoun. L’Olivier, 256 p., 23 €


Il est réjouissant de voir un auteur publier un premier roman à l’âge de soixante-trois ans – le livre a fait partie de la dernière sélection du Man Booker Prize 2018 –, même si Robin Robertson n’était pas un inconnu, ayant signé plusieurs recueils de poésie tout en menant une importante carrière d’éditeur (il est responsable de la poésie et de la fiction aux éditions Jonathan Cape à Londres). Walker, son héros, lui ressemble peu : né en Nouvelle-Écosse, il s’est battu en Normandie, en Belgique et en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, avant d’être rapatrié à la fin des hostilités. Fragilisé, il ne supportait plus son étroit village natal et il a pris le large, fuyant vers l’imposant voisin du Sud, alors en plein essor économique.

Robin Robertson, Walker

New York (2014) © Jean-Luc Bertini

À commencer par Manhattan « 1946 », premier chapitre de ce livre-collage, moins roman que long poème en prose. L’île new-yorkaise de l’après-guerre attire de nombreuses personnes revenant d’Europe, c’est la porte d’entrée dans le Nouveau Monde, le centre mythique de l’univers :

« Et elle était là : renflée,

 brasillante, vague debout,

ruine légendaire fumante, tours neuves dressées

sur le bleu »

Walker s’inscrit dans une longue lignée de promeneurs urbains, son regard étant conditionné par ceux d’avant et ceux d’après : les cinéastes en train de filmer des images qu’on verra plus tard à l’écran. Lorsqu’il tombe sur leurs tournages en plein air, il perçoit dans le moment présent le visage urbain de demain.

C’est un observateur des observateurs, un voyeur fasciné par le voyeurisme ambiant, le regard braqué sur les regards braqués sur lui. L’architecture même de la ville semble être possédée par une force vivante, curieuse, avide de connaître ses habitants, telle une forêt enchantée :

« Et elle se posait là, observant

 s’avancer vers elle

le camionneur et le jeune homme »

Comme une forêt enchantée dans une pièce de théâtre, la ville n’est qu’un décor, le reflet du désir humain, c’est un labyrinthe, un piège, un leurre. Walker fait-il partie de l’illusion ? Existe-t-il vraiment ? Ou serait-il un simple personnage dans l’un des films noirs qu’il ne cesse de citer ou de voir dans une salle de cinéma : Et tournent les chevaux de bois, La Griffe du passé, Les Démons de la liberté, La Cité sans voiles, La Grande Horloge, La Proie, Pour toi j’ai tué, La Brigade du suicide, Marché de brutes, Il marchait dans la nuit, Les Forbans de la nuit, etc.

Fou du septième art, il ne peut rester à Manhattan, ville du passé ; au bout de dix-huit mois, il prend le train pour la Cité des Anges, véritable sujet de ce récit, introduit dès le deuxième chapitre, « 1948 ». D’ailleurs, il n’y a qu’une seule carte dans le roman, celle du cœur de Los Angeles, où l’on voit le centre historique de la métropole, tel qu’il se présentait juste après la guerre. Pour les connaisseurs, cette carte inspire un profond sentiment de nostalgie : ces quartiers n’existent plus, ils ont été massacrés. Le bourreau : la voiture – et les autoroutes construites pour elle.

Robin Robertson, Walker

Comme on l’a vu dans Chinatown, autre œuvre consacrée à la destruction de Los Angeles, c’est le fait de spéculateurs âpres au gain, méprisant les pauvres et les minorités. Walker rencontre ces derniers en arrivant à Skid Row, quartier des clochards. Son guide : Billy Idaho, vétéran noir, aficionado des livres et de l’urbanisme. Idaho explique à son ami le contexte du bousillage du centre-ville :

« ‘‘ Tu vois, tout n’est plus qu’une question de fonctionnalité,

c’est-à-dire vitesse, efficacité, rentabilité.

L’opération coup de balai, qu’ils disent,

pour éradiquer la criminalité – c’est-à-dire les Noirs –, pour fumiger

et désinfecter la ville contre la maladie

– c’est-à-dire les Noirs et les pauvres –,

démolir les taudis et les zones sinistrées – c’est-à-dire

les maisons et les communautés des Noirs, des pauvres et des vieux.’’ »

Idaho lui offre un exemplaire du chef-d’œuvre de Lewis Mumford, City Development : Studies in Disintegration and Renewal. C’est ce même livre que Walker montrera lors de son entretien d’embauche pour être journaliste au Press. Il échange avec Overholt, le patron, sur ses passions :

« ‘‘ Je m’intéresse au cinéma, au jazz. Aux villes.

– Aux villes ?

– Oui, aux villes américaines.

– Quel aspect des villes américaines ?

– Les raisons de leur échec. ’’ »

Cet échec est-il lié au film noir ? En cherchant à identifier l’assassin, le détective privé espère-t-il atteindre le cœur des ténèbres de la métropole ? Ce fut le cas pour Chinatown, néo-noir réalisé dans les années 1970. Mais les promenades de Walker se déroulent une génération avant, quand les anciens quartiers historiques résistent encore. Walker revient inlassablement au tunnel de la 3e Rue, l’origine du monde, site de nombreuses scènes mythiques – ma préférée est sans doute celle de Terminator –, et c’est là qu’il rencontre Robert Siodmak et tombe sur un tournage de Fred Zinnemann, tous deux réfugiés juifs germanophones. C’est la seule fois que le narrateur ne fournit pas le nom d’un film, il reste allusif. Lorsque Walker assistera à une projection en salle l’année suivante, il notera simplement que la star, Van Heflin, est bien l’acteur qu’il avait remarqué près du tunnel lors du tournage.

Le non-dit du narrateur recouvre-t-il celui de Walker ? Le lecteur avisé, incité à son tour à jouer les détectives, en déduit qu’il s’agit d’Acte de violence (1949). Dans ce film, réquisitoire éloquent contre la vengeance, Van Heflin, ancien prisonnier de guerre des nazis, est poursuivi jusque dans les rues de Los Angeles par son meilleur ami (Robert Ryan) pour des actes qui auraient entraîné l’exécution de leurs camarades. Walker, lui aussi, a vu des camarades canadiens assassinés par les SS pendant leur captivité. A-t-il agi comme Robert Ryan ? Lorsqu’il voit Van Heflin près du tunnel mythique, ce trou noir d’horreur, voit-il ressurgir les fantômes de sa propre haine ? Serait-il capable de faire la différence entre mythe et réalité ?

La Cité des Anges semble être le lieu idéal d’une rédemption. L’Amérique, avec son cinéma, serait-elle le pays de l’oubli, pour le meilleur et pour le pire ?

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