La tragédie de Guguletu

C’est aux éditions québécoises Mémoire d’encrier que l’on doit l’initiative de traduire en français Mère à mère, de l’écrivaine sud-africaine Sindiwe Magona. Le roman se déroule à Guguletu, le township de sa jeunesse. Pour En attendant Nadeau, Georges Lory, traducteur de nombreux auteurs sud-africains, en particulier de J. M. Coetzee, lit l’adresse de la mère d’un étudiant noir à la mère de la jeune Américaine qu’il a tuée.


Sindiwe Magona, Mère à mère. Trad. de l’anglais par Sarah Davies Cordova. Mémoire d’encrier, 278 p., 19 €


Voici une autrice que l’on a envie de traduire : personnalité extravertie, généreuse, drôle, douée d’empathie. Les livres de Sindiwe Magona décrivent une dure réalité sans jamais devenir larmoyants. Cerise sur le gâteau : elle a mis à profit ses années d’exil pour apprendre le français.

Son roman Mère à mère a pour point de départ une tragédie survenue en août 1993 à Guguletu, un township du Cap : une jeune volontaire américaine, Amy Biehl, qui reconduisait des collègues dans sa voiture, a été lynchée par des étudiants en colère. Sindiwe Magona a imaginé comment la mère du tueur principal allait expliquer le parcours de son fils à la mère de la victime.

Sindiwe Magona, Mère à mère

Guguletu, qui signifie fort mal à propos « notre fierté », est un township créé en 1960 pour accueillir les populations xhosas migrant vers les industries du Cap. Il fait suite à Nyanga (1946) et précède l’immense Khayelitsha (1983) qui avoisine aujourd’hui les 400 000 habitants. Guguletu est une banlieue triste, mais la petite Mandisa préfère la bousculade urbaine à l’existence misérable dans son Transkei natal. Elle grandit sous la férule d’une mère membre d’une association religieuse qui inspecte sa virginité tous les mois. Néanmoins, suite à des jeux de doigts avec son petit ami, elle se retrouve enceinte. Les tractations autour de la dot, qui se monnaie en têtes de bétail, tuent l’amour au sein du couple.

Le petit Mxolisi ne sera jamais proche de son père qui disparaît du jour au lendemain. Mandisa quitte sa belle-famille. Même si elle se remet en ménage avec un homme posé, même si elle a un petit travail dans une famille blanche, ses conditions de vie demeurent difficiles. La violence gagne le township. Nous avons droit à une scène de « collier » qui éliminait les gens accusés de collaboration avec le pouvoir. Mxolisi demeure traumatisé par l’attitude qu’il a eue, tout jeune, lors d’une descente de police.

Dès lors, les lamentations de Mandisa font écho au Lamento de Winnie Mandela de Njabulo Ndebele : le parcours du garçon se fait de plus en plus rugueux. Qualifié de crime contre l’humanité, l’apartheid broie les destins, fait perdre ses repères à toute une jeunesse. S’il sauve une fille d’un viol, Mxolisi est pris dans les révoltes scolaires, les terribles dynamiques de groupe qui mèneront à l’issue fatale.

Sindiwe Magona a choisi un seul tueur pour son roman. Dans la réalité, ce furent quatre lycéens que la commission Vérité et Réconciliation convoqua quelques années plus tard. Ces jeunes hommes intimidés demandèrent pardon aux parents de la victime. Le père d’Amy Biehl leur serra la main en geste d’apaisement. Une fondation à son nom tâche de faciliter désormais l’inclusion des adolescents dans la société. Présidée par le révérend Desmond Tutu, la commission estima que l’acte était motivé par des considérations politiques et prononça l’amnistie envers les assassins. Rappelons qu’en août 1993, l’hiver austral exacerbant les inégalités, trois mois après l’assassinat de Chris Hani, leader charismatique de l’ANC, les négociations sur la transition démocratique n’avaient toujours pas abouti et la tension atteignait des sommets.

Sindiwe Magona, Mère à mère

Sindiwe Magona (2006) © Karina Turok

La force du roman de Sindiwe Magona réside dans la reconstitution du contexte culturel qui a présidé au drame : confrontation entre les règles tribales et la vie urbaine, entre les convictions religieuses et la déliquescence de la morale dans la violence ambiante. Avec un sens aigu de la formule (« la rumeur, bien mûre et barbue, munie du sceau du gouvernement, réapparut »), l’autrice souligne l’insatiable faim du « bouton sans trou », c’est-à-dire de la pièce de monnaie qui permet de survivre. Elle évoque un passé pacifique, le lieu mythique de Mbo, le berceau de l’humanité. Elle est particulièrement éclairante quand elle aborde l’apartheid vécu par les femmes, une double peine s’ajoutant à la soumission aux règles de la belle-famille. Mandisa n’a pas le droit de choisir le prénom de son enfant, pour ne citer qu’un seul exemple.

Le livre a été publié en 1998. On l’a porté sur les planches. C’est assurément une belle réussite de Sindiwe Magona, née en 1943 en zone rurale, élevée à Guguletu, qui a travaillé comme domestique avant d’entreprendre des études en sciences sociales par correspondance. Mère de trois enfants, quittée par son mari, elle a connu de grandes difficultés et une volonté d’agir qu’elle a détaillées dans To My Children’s Children  (1990) et Forced to Grow (1992). Elle a passé un master à New York et occupé un emploi à l’ONU jusqu’à sa retraite en 2003. Elle est ensuite revenue s’installer au Cap, où elle a fondé le Mouvement des Femmes pour la Paix. Elle s’est engagée dans la lutte contre le sida, notamment en écrivant une pièce de théâtre pour battre en brèche la croyance qu’une relation sexuelle avec une vierge pouvait débarrasser un homme de la maladie. En 2012, elle a partagé avec Nadine Gordimer le prix Mbokodo qui distingue des Sud-Africaines remarquables.

Quand on demande une recension à un traducteur, on s’expose à un relevé des curiosités d’une traduction nord-américaine : j’ai appris ce qu’étaient des tchwipes (marques sonores de dégoût avec les lèvres). En Europe, on ne va pas « au gym », on ne distribue pas de pamphlets mais des tracts, on parle de lycéens et non d’étudiants. Fréquent en Afrique du Sud, le stoep n’est pas un porche, mais une varangue, à savoir un auvent qui longe un ou plusieurs côtés d’une maison. Les veldskoene ne sont pas des chaussons mais de solides croquenots de brousse. Le puriste s’irritera des approximations dans la transcription de certains mots xhosas (iimpimpi, tatomkhulu, oonongoboza, tikolosh). Soulignons cependant le bel effort pédagogique d’explication des termes locaux et l’excellente initiative des éditions Mémoire d’encrier pour mettre Sindiwe Magona à la portée du public francophone.

Guguletu compte aujourd’hui un musée : une ancienne salle de classe gentiment poussiéreuse, qui retrace la lutte des lycéens sud-africains depuis 1976 jusqu’en 1993.

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