Une gloire inaccessible

Nous avions découvert Nicole Sauxilange, alias Nicky Soxy, dans Un beau début d’Éric Laurrent. Nous la retrouvons dans Une fille de rêve, suite ou préquel : Nicole mourait, gardant ses souliers aux pieds et surtout le mystère de ce décès. Bien des choses s’éclairent ici, dans ce Paris qu’elle rêvait de conquérir, celui des années 1980. Elle voulait connaître la gloire ; se décliner dans les images est une façon d’y parvenir.


Éric Laurrent, Une fille de rêve. Flammarion, 256 p., 18 €


Le narrateur relate donc l’existence de Nicky. Dans son Courbourg natal, fille d’une hippie et d’un taulard qui s’ignorait père, elle a un temps rêvé de sainteté ; elle a choisi de poser très déshabillée pour un magazine. Au début de ce nouveau roman, on la retrouve au siège de Dreamgirl. Deux personnages animent ce mensuel : Rachepel (abrégeons son nom à particule) et Claudie Meyer. Le premier est le patron. Il doit composer avec l’époque et, vers la fin des années 1980, les concessions à faire deviendront plus nombreuses et délicates. Il faut mettre du « pink », comme le conseille un proche de Bob Guccione, le propriétaire de Hustler. Claudie Meyer est plus sourcilleuse. Sa tâche est de recruter celles qui figureront dans les pages centrales du magazine. Élevée chez les sœurs visitandines d’Angers, elle en a conservé un rigorisme et des habitudes langagières qui, à la lecture, amusent. Ainsi tient-elle à « mettre les points sur les z’i et les barres z’aux t » à ses jeunes protégées. Claudie Meyer soutient Nicky et la conseille. On peut se laisser photographier, mais certaines limites ne sauraient être dépassées.

Nicky reçoit ses premiers émoluments, se laisse étourdir. Claudie intervient, en mettant la main à la poche. Cela ne suffit pas. La jeune fille (rappelons, pour qui n’a pas lu Un beau début, qu’elle a tout juste seize ans) se laisse entrainer dans des aventures douteuses. Elle s’y fait une bonne amie, Saphir, constitue un petit réseau, sans toutefois percer autrement que comme une starlette sans cervelle. Elle travaille un temps sur la 5, celle que dirigeait Berlusconi, elle fréquente beaucoup les « Bains », devient la compagne de Saint Cirq, journaliste mondain, dandy à la Pacadis, qui tient dans Libé une chronique « nyctalope » souvent fielleuse, elle se trouve engagée par Magnus Mazzalovo, metteur en scène qui a fait fortune grâce à des clones du film Emmanuelle et rêve de lui faire jouer Nana. Il lui fait voir Le guépard, et se compare à Visconti. Si Nicky a le physique de l’héroïne de Zola, elle n’a pas le talent de Catherine Hessling, égérie de Jean Renoir. On charge un certain Philippe Teinturier, « Teintu », de rédiger son autobiographie. Ils s’aiment, et meurent à quelque temps de distance.

Éric Laurrent, Une fille de rêve

Éric Laurrent © Jean-Luc Bertini

Il y a dans ce parcours les étapes du roman d’éducation. Mais, alors que dans les romans de Marivaux ou ceux de nos grands classiques du XIXe siècle les héroïnes apprenaient au moins le cynisme et l’arrivisme, le trajet de Nicky parait statique et vain. Elle est un corps, que le narrateur décrit comme il le fait dans tous ses romans, avec une élégance et une volupté à la fois assumée et ironique. Dans ses premiers romans, et par exemple dans Les atomiques, dont le nom revient ici à propos d’une boîte de strip-tease, Éric Laurrent jouait des stéréotypes. C’est plus compliqué qu’on ne le croit, et avec Les découvertes, comme avec Clara Stern et Renaissance italienne, on a bien senti que les images l’ayant fasciné adolescent servent de référence cachée ou implicite, quand il ne nomme pas la Vénus de Botticelli ou cette Nana que Zola décrit abondamment, lui aussi.

Nicky subit des opérations diverses, remodelant sa silhouette ou son visage. L’une d’elles fait même l’objet d’une des scènes les plus drôles du livre, quand Magnus délaisse une précédente compagne qui souhaitait le rôle de Nana, et que cette compagne raille les « nichons » de Nicky, seul argument pour qu’elle joue selon la rivale éconduite et amère. La chirurgie esthétique est l’un des exemples de ce qu’elle inflige à son corps. Vers la fin de son parcours, elle est engagée comme icône d’une marque pharmaceutique et doit maigrir de trente kilos en très peu de temps. Elle y perd sa santé, ingurgitant toutes sortes de médicaments, dont ceux qu’elle avalera après avoir bu du champagne et pris quelques lignes de cocaïne lors d’une soirée fébrile ou fiévreuse.

Une fille de rêve est le roman du corps exposé, exhibé, et humilié. L’héroïne appartient à cette génération qui n’a pu que se taire. Un certain Delmoth, croisé chez Rachepel, rappelle un cinéaste désormais mort qui aimait les jeunes filles et le flou. Il n’est qu’un parmi d’autres. Nicky Soxy est une proie, un objet que l’on manipule, on lui parle sur les plateaux de télévision avec des sous-entendus ou au moyen de jeux de mots graveleux qu’il lui faut reprendre au vol. Quand c’est possible.

De là à dire que c’est un roman des années 1980, il y a un pas qu’on aimerait beaucoup franchir. C’est impossible. Les starlettes de la téléréalité, ces Marseillaises ou Lilloises tatouées, les « influenceuses » qui vivent grassement de porter telle tenue ou de recommander tel traitement pour la peau, elles sont de ce temps d’après MeToo. Nicky Soxy rappelle la Marilyn Monroe soumise aux Kennedy et à Sinatra en une sordide nuit des années 1960, et son Arthur Miller s’appellerait « Teintu ». Comme nous l’apprend une note de bas de page, procédé qui atteste, à de nombreuses reprises, d’une réalité vérifiable, Teintu aurait écrit Sauf qu’il est, le grand roman des années 1980, les Illusions perdues du XXe siècle. L’allusion à Balzac n’est pas innocente. Le narrateur (ou l’auteur) se fait le chroniqueur d’une époque, comme il se faisait celui des années gaulliennes dans Un beau début.

La présence de Teintu et le séjour des amants en Bourgogne donnent une autre dimension au roman. Un peu – pour filer la métaphore balzacienne – comme le départ de Mme de Beauséant pour la province, ou celui des provinciaux vaincus par la capitale. Les dernières pages du roman sont plus bucoliques, plus lyriques, moins marquées par l’ironie. On aimerait presque que les héros mènent dans cette demeure campagnarde l’existence paisible qui les sauverait. Il n’en sera rien. Ce serait trop sentimental pour un romancier dont une des constantes, celle qui me le rend si attachant, est son art de la caricature. Il se manifeste notamment par le choix des noms propres, par des comparaisons, par son usage des parenthèses, et des dialogues drôles, opposant des registres, jouant de la langue parlée en en rendant la saveur, sans facilité aucune. Mais le narrateur ne se place jamais en surplomb.

Si l’on voulait paraphraser un fameux Normand, Nicky Soxy, c’est lui. Qui a lu Un beau début sait qu’ils sont nés la même année, dans la même périphérie de Clermont-Ferrand, qu’ils sont tous deux issus d’un milieu populaire. Éric Laurrent a eu, dès l’enfance, l’amour des mots, en a senti la saveur et la beauté. Cet amour se conjuguait à celui du corps féminin, célébré dans l’image, photo ou peinture, comme dans la réalité. Mais aussi et surtout, il comprend ce que la jeune femme ne saisit pas : l’époque dans laquelle elle vit. Elle est dans l’artifice, se laisse prendre dans le tourbillon, se trouve emportée par son envie de gloire, et la dépense dans laquelle elle se perd. En ce sens, portrait d’une époque à la fois cruelle et futile, marquée par les ravages du sida et les illusions nées de la chute du mur de Berlin, Une fille de rêve est le roman d’un moraliste. Et, comme on sait, les vrais moralistes montrent, sans faire de commentaires.

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