Le nouveau récit d’Elisa Shua Dusapin, Vladivostok Circus, frappe par une qualité d’écriture, un mystère et une disposition fort rares dans la littérature francophone contemporaine. Il témoigne d’une œuvre en mouvement, qui se cherche, expérimente, et nous rappelle que la littérature fait quelque chose du vide et des flottements de l’existence.
Elisa Shua Dusapin, Vladivostok Circus. Zoé, 176 p., 16,50 €
Disons-le d’emblée, le nouveau roman d’Elisa Shua Dusapin n’est pas aussi immédiatement puissant que ses deux livres précédents – Hiver à Sokcho et Les billes du Patchenko –, sortes de récits particulièrement épurés et opaques qui détonnent dans la production littéraire en français et frappent par une acuité et une étrangeté remarquables. C’est que, là où ces récits nous plongeaient dans un univers troublé, incertain, flottant, celui d’une sorte de gouffre entre les cultures, les langues, les signes que nous reconnaissons dans le réel, le choix du « décor » de Vladivostok Circus – comme son titre l’indique, le cirque – peine à emporter l’adhésion et place le lecteur dans une sorte d’ouate imprécise et, dans un premier temps, quelque peu agaçante.
Le roman, qui raconte la rencontre d’une jeune costumière, Nathalie, avec trois acrobates – Anton, Russe renfermé qui porte le poids du destin de son fils Igor ; Nino, un jeune Allemand issu d’une famille du cirque ; Anna, championne de trampoline ukrainienne –, semble un peu déséquilibré, plus artificiel en quelque sorte. Comme si Elisa Shua Dusapin imaginait un cadre à son récit et s’employait à y faire tenir ses obsessions, d’y articuler les thèmes passionnants de ses textes précédents qui s’y trouvent un peu à l’étroit.
Ainsi, tout le début du récit, qui nous acclimate avec l’univers d’un cirque en fin de saison à Vladivostok, au basculement d’une saison dans l’autre, les dialogues, la manière dont il se met en place, ne sont pas aussi rapides et habiles ; il y a quelque chose d’assez explicite, de trop démonstratif. L’écrivaine semble vouloir nous plonger dans l’étrangeté avec plus de lenteur, sans cette sorte d’immédiateté qui marquait ses romans précédents, sans que la langue porte vraiment dans la première moitié du livre, un peu molle, fade. Quand on a lu et aimé Hiver à Sokcho et Les billes du Patchenko, qu’on suit le travail de Shua Dusapin, on s’attend à retrouver tout de suite le subtil équilibre qu’elle sait instaurer entre une perturbation de la langue, une forme d’angoisse face au réel et à ce qui manque à des personnalités, à une forme d’incommunicable qui nous hante et nous empêche. Il faut patienter presque 80 pages dans Vladivostok Circus pour retrouver l’ambiguïté du ton, la qualité de la description, l’introduction dans le récit d’éléments perturbateurs discrets qui décalent la réalité, montrent l’impossibilité pour la narratrice, Nathalie, de vivre complètement ce qui lui arrive, sa tendance à déporter l’expérience, à la suspendre dans une sorte de latence existentielle qui marque l’univers de Shua Dusapin.
Et c’est lorsque l’on retrouve cette qualité narrative, son habileté, sa subtilité, que le récit gagne en densité, que soudain on est happé par un univers quasi insaisissable, mouvant, instable, que l’on perçoit une complexité psychologique, une acuité descriptive fascinante. La trame est comme toujours ténue : une jeune femme venue d’Europe dessine des costumes pour des acrobates qui s’entraînent pour un concours international important, elle découvre un monde qui semble effrité, improbable, et une série de personnages complexes dont les secrets, les mécanismes, échappent. C’est après s’être familiarisé avec eux, avec leurs histoires qui se dévoilent par touches, au gré de situations ou de conversations brèves, qu’on découvre une autre configuration aux questions et aux thèmes qui habitent l’œuvre forte et atypique de Shua Dusapin. En découvrant des bribes du passé des personnages, leurs liens avec des lieux, on comprend que ce qui compte ici c’est le manque, l’absence, une forme de vide que rien ne comble et dont chacun des personnages se saisit par instant, comme par hasard, l’effleurant, lui donnant soudain une forme. Comme toujours, la grande force de l’écrivaine est de distiller avec une grâce infinie, une délicatesse particulière, le mal-être des êtres, leur malaisance dans le monde. C’est que les romans d’Elisa Shua Dusapin parlent d’une inaptitude à vivre vraiment, chorégraphient une angoisse profonde qui ne se limite pas à l’intériorité mais contamine toutes les relations que l’on entretient avec le monde concret. Elle écrit l’épaisseur de cette angoisse, en extrait des bribes, en montre l’incarnation dans le champ psychologique, dans les relations que ses personnages ne parviennent jamais vraiment à nouer.
Vladivostok Circus, dans sa deuxième partie, excelle à décrire le trouble de cette costumière qui se remet d’une douloureuse séparation d’avec un jeune cinéaste expérimental un peu égotiste, à faire s’incarner ses doutes, ses maladresses, à faire saisir le décalage qui l’empêche de s’inscrire dans le monde et qui lui fait percevoir le réel non pas comme un tout mais comme une multitude de parts qui l’assaillent. La romancière a le don du détail, de l’image qui saisit : le chat malade, la description de l’eau noire du port de Vladivostok, les détails du quotidien, les lieux, les décors, la nourriture, le bonbon périmé que l’on suce, l’odeur des fauves depuis longtemps disparus qui empuantissent le cirque… Ce fourmillement de détails produit un effet de mosaïque perceptive, sensorielle, qui se refuse à l’explication, au psychologisme. Cette posture esthétique, ces choix formels, la langue qui semble toujours tendue, pointée vers d’insaisissables objets qui se succèdent, tout cela n’est pas commun et détonne dans une production littéraire qui globalement a quelque chose de complaisant.
Il y a chez cette jeune écrivaine une sensibilité frappante, une manière de nommer, de décrire, qui véhicule une réflexion sur l’angoisse d’une inappartenance. Comme si les objets, le présent, n’existaient jamais par ou pour eux-mêmes, mais par les relations compliquées qu’ils entretiennent avec l’épaisseur des êtres, entrant en échos avec leurs peurs, leurs empêchements, leur passé. Ainsi, Vladivostok Circus est comme hanté par ce qui en est absent et que les personnages dissimulent plus ou moins – la culpabilité d’Anton, la famille de Nino à Brême, les douleurs de la jeune acrobate, les relations compliquées de la narratrice avec son père, chercheur en physique dont l’absence la tenaille… Ce qui est frappant, c’est une capacité à ne pas dire, à ne pas dévoiler, à laisser flotter une sorte de mystère, à ne pas expliquer, à montrer, à faire entendre, par bribes, la manière dont le monde nous affecte, dont on s’y débat maladroitement. La langue d’Elisa Shua Dusapin semble toujours décalée, portée par une étrange familiarité, comme hantée par elle-même. C’est une langue quelque peu fantomatique qui, à force de transparence, devient opaque, subtile, douce et cruelle à la fois. Malgré un commencement un peu empêché par cet univers du cirque qui implique une distance, une fausseté, un artifice, on ne peut qu’être frappé par la qualité d’une romancière qui déploie un univers véritable, une manière de dire la perte, l’inconfort des origines, une espèce de suspens culturel, les déplacements d’une identité qui ne se fixe pas, une mobilité, une incertitude bouleversantes. Il y a quelque chose qui échappe toujours, qui manque, une sorte de vide que la littérature ne comble pas mais qu’elle exprime obstinément.