L’une des définitions possibles du roman est : certaines choses arrivent en quelques pages à certains personnages. Il se trouve que c’est aussi la réponse à la question : pourquoi tel livre manque d’intérêt ? Il serait faux de dire que Quichotte manque totalement d’intérêt, son buffet est bien garni, mais Salman Rushdie souffre d’un handicap : il n’a pas eu besoin de chercher ardemment la nécessité de son livre. Il lui a suffi de constater qu’il est Salman Rushdie, qu’écrire lui est facile, publier plus facile encore, être félicité, vendu et traduit en vingt langues une simple formalité.
Salman Rushdie, Quichotte. Trad. de l’anglais par Gérard Meudal. 432 p., 23 €
En 1989, dans The Observer, Salman Rushdie publiait une critique sans merci du Pendule de Foucault d’Umberto Eco : « Faible Eco des anciennes pitreries de Pynchon […] sans humour, vide de personnage […] un final mélodramatique et ridicule […] des pages et des pages de Haute Foutaise ». Il y écrivait ceci : « Ce n’est pas un roman. C’est un jeu vidéo. Une façon d’y jouer c’est de reconnaître les références. En dehors de Pynchon, Middlemarch et Poe, il y a des traces du Faucon maltais, des Aventuriers de l’Arche perdue, de SOS Buster [sic], du Seigneur des Anneaux (Belbo/Bilbo), d’Autant en emporte le vent, du Mage, de 007 et d’un roman classique de science-fiction Les Neuf Milliards de noms de Dieu. »
En 2019, par un amusant retour de pendule, Salman Rushdie publiait Quichotte et précisait dans la page des remerciements : « Ce roman est manifestement redevable à la nouvelle d’Arthur C. Clarke Les Neuf Milliards de noms de Dieu. » Qui souhaite poursuivre le jeu entamé il y a trente ans par Rushdie n’aura pas de mal à recueillir dans son livre les références épinglées dans son article : Indiana Jones, page 345 ; Le Seigneur des Anneaux, page 108 (« Il est Bilbo/Frodon, cent onze ans à ce jour, pas étonnant qu’il soit fou de voyages […] Ash nazg dubartulûk, ash naz gimbatul ») ; James Bond, page 319 (« Tu sais qui était le véritable James Bond ? Un spécialiste des oiseaux jamaïcains dont Ian Fleming a volé le nom pour son 007 » – le Spectre faisant une apparition page 144). On trouve encore Star Wars page 345, Men in Black page 140, Fahrenheit 451, le Pinocchio de Collodi revu par Walt Disney (Grillo Parlante éclipsé par Jiminy Cricket), et l’infundibulum chrono-synclastique tiré des Sirènes de Titan de Kurt Vonnegut). Pour ne pas manquer un salut au jeu vidéo, auquel il avait assimilé l’infâme Pendule de Foucault, Salman Rushdie nous offre une subtile allusion à « Mario, le plombier, escaladant tous les niveaux pour sauver la princesse Pêche du méchant Bowser ».
« C’est une spielberguerie sans l’action ni les rebondissements », écrivait encore Rushdie, assez boxeur à l’époque pour s’en prendre à la fois à Eco et à Spielberg. Trente ans plus tard, tout compte fait, il rend un hommage tardif et donc appuyé à Rencontres du troisième type : « Cliché n° 1 pris au bout de quinze heures de trajet : Devils Tower, Wyoming […] J’ai vu le film, finit par dire Son, d’une petite voix », et choisit de faire de tout son livre une spielberguerie à sa manière : des voyages spatio-temporels, une double histoire de père réconcilié avec son fils.
Rushdie reprochait à Eco d’écrire « une fiction sur la création d’une fiction poubelle qui ensuite devient consciemment une fiction poubelle » – en somme, un roman rattrapé par la pacotille qu’il désire mettre en scène et dénoncer. Son Quichotte n’est pas à l’abri d’une critique de ce genre, comme si Rushdie, trente ans après, rongé par le remords (Umberto Eco ne lui a jamais pardonné), avait souhaité s’exposer en offrant aux lecteurs sa version du Pendule, autrement dit un roman ouvertement postmoderne, mais écrit un demi-siècle trop tard et sur un mode mineur, moins hénaurme, moins boursouflé aussi que le Pendule, et pantouflard ; une satire de la pacotille, du bon marché, de la culture de masse (celle d’internet après celle de la télévision), évidemment lucide, protégée par un invincible second degré de grand homme cultivé (Rushdie a été anobli par la reine), mais fragilisée par cette assurance même.
En 1989, le critique Rushdie écrivait : «Nous parlons en stéréotypes ici, remarque astucieusement un de ses personnages. Et peut-être que la seule mauvaise fiction nous donne la mesure de la réalité, se dit Belbo ; ça c’est Eco qui laisse entendre que son intention est de jouer délibérément avec la forme du roman de gare. » En 2019, le romancier Rushdie écrit cette réplique d’un père à son fils : « Le Hutch de mon Starsky, le Spock de mon Kirk, la Scully de mon Mulder, le B. J. de mon Hawkeye, le Robin de mon Batman. Le Peele de mon Key, le Stimpy de mon Ren, le Niles de mon Frasier, l’Aria de mon Hound ! La Peggy de mon Don, le Jesse de mon Walter, le Tubbs de mon Crockett. Je t’aime ! » L’inconvénient de la rhétorique postmoderne comme stratagème de défense, c’est qu’elle est épuisante à la longue, voilà pourquoi le kitsch finit tôt ou tard par se passer d’une formule de précaution, l’auteur l’offrant, à bout de souffle, comme un échantillon à nu de son grand art : « Le soleil se couchait au-delà de l’Hudson et ils restèrent tous les trois un moment silencieux, sur la terrasse, à le regarder sombrer, la lueur du feu périssant dans les eaux comme un rêve qu’on oublie. » (Page 331, la phrase « il sentit le sol se dérober sous ses pieds » n’est suivie d’aucun ricanement.)
Enfin, Rushdie découvrait dans Le pendule de Foucault « une trace de l’ancien poète japonais Bashô qui est allé jusqu’au siège de la sagesse, le Grand Nord, pour apprendre qu’il n’y avait rien à apprendre dans le Grand Nord » ; il déclare à la fin de son Quichotte avoir pris exemple sur La conférence des oiseaux de Farid-ud-Din’ Attar, un long voyage initiatique en sept vallées, la dernière portant le nom d’Anéantissement.
En faisant voyager un nouveau don Quichotte en Chevrolet Cruze sur les routes des États-Unis, Salman Rushdie a visiblement tenu à produire un de ces portraits caustiques du monde contemporain qui tendent à être le modèle unique de la littérature – rien ne manque, ni les réseaux sociaux, ni l’ère de la post-vérité, ni la crise des opioïdes, ni Elon Musk déguisé en Evel Cent, ni les abus du politiquement correct, ni le racisme structurel, ni les fusillades de l’Oklahoma. L’idée de composer un roman comme une grande valise de sujets peut sembler bancale, mais il faut bien admettre qu’elle est la plus répandue et que son universalité semble lui conférer une certaine noblesse. De Sam DuChamp, personnage du roman de Rushdie et auteur du roman-dans-le-roman (vache-qui-rit postmoderne), on apprend ceci, page 320 : « Il évoqua son intention de s’attaquer à la sous-culture abrutissante et destructrice de notre époque tout comme Cervantès était parti en guerre contre la sous-culture de son temps. Il expliqua qu’il essayait aussi d’écrire sur l’amour impossible et obsessionnel, les relations pères-fils, les disputes entre frères et sœurs et, oui également, les choses impardonnables, sur les immigrants indiens, sur le racisme dont ils sont victimes, sur les escrocs qu’il y a parmi eux, sur les cyber espions, la science-fiction, l’entrelacement de la fiction et des réalités réelles, la mort de l’auteur, la fin du monde. » On peut être certain au moins d’une chose : écrire « sur » ceci ou cela est ce qu’un écrivain, y compris écrivain-Rushdie, doit éviter de toutes ses forces, de même qu’il doit s’interdire d’aller « sur » des notes d’agrume quand il est question de cuisine. Heureusement pour nous, William Shakespeare n’a jamais eu l’idée saugrenue d’écrire « sur » la jalousie ni « sur » l’usurpation, de même que Joyce n’a pas choisi d’écrire « sur » la maladie du pied et du museau.
Salman Rushdie est un intarissable conteur, son amour du récit combiné à son affection pour ses personnages lui donne fréquemment envie de développer pour chacun d’eux une généalogie sur plusieurs pages, enchanteresse, tumultueuse ou terrible (« La vérité était plus complexe. Voici donc une version plus détaillée »), et c’est ce qui le rend attachant. Il sait sauter à pieds joints d’une scène à une autre, d’un espace à un autre et d’un héros à une héroïne, à la manière de l’Arioste ; l’unité de lieu à la française n’est heureusement pas son dada. Comme dans beaucoup de ses romans (Les versets sataniques, par exemple), les personnages de son Quichotte ne se contentent jamais d’un seul nom, l’un d’eux s’appelle tour à tour Oshima, Kagemusha, Mizoguchi et Makioka – preuve que Salman Rushdie souhaite encore composer un univers fait de mouvements perpétuels, de signes provisoires et d’identités flottantes, à l’image de ses livres de chevet, les Mille et Une Nuits et Alice au pays des merveilles.
(Le lecteur curieux trouvera un excellent résumé de l’intrigue en quatrième de couverture.)