Le roman de Jeanine Cummins, American Dirt, suit à la trace un groupe de migrants du Mexique vers les États-Unis. Leur histoire personnelle les sauve de l’anonymat d’une foule d’égarés qui luttent pour leur survie et donne corps à la violence vécue au Mexique.
Jeanine Cummins, American Dirt. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Françoise Adelstain et Christine Auché. Philippe Rey, 544 p., 23 €
Le troisième roman de Jeanine Cummins s’ouvre in medias res : des rafales de tirs, une mère et son gamin cachés dans la douche d’une salle de bain, une quinzaine de cadavres jonchant la cour de la maison familiale à Acapulco. La vengeance des Jardineros n’a pas tardé. La tension ne se relâchera pas.
Qui a rejoint les États-Unis en provenance du Mexique en passant la frontière à Tijuana n’oublie ni la migra, police migratoire, ni les hygiaphones silencieux ou hostiles, ni les foules parquées sur les bancs de bois, ni le désarroi muet, ni l’interminable attente. Qui sont ces anonymes en partance et en souffrance ? Jeanine Cummins isole deux rescapés du massacre d’Acapulco, Lydia et son fils Luca, huit ans, qui fuient la scène de crime : en contant leur histoire, elle entend « jeter un pont » entre les observateurs et les victimes, cette « masse brunâtre » de quémandeurs inquiets.
Sans relâche, le danger, la peur, le risque, la survie s’égrènent en tranches de vie toutes périlleuses, toujours semées d’imprévus et d’embûches, et cette fuite en avant, ce suspense, agrippent le lecteur. Comment cette libraire, maintenant veuve d’un journaliste d’investigation abattu en représailles d’un article qui a fait sortir au grand jour le portrait de La Chouette, chef du cartel des Jardineros, peut-elle s’en sortir ? Comment bâtir sur le deuil et les ruines ? Hantée par la certitude d’une traque sans merci, traumatisée par le massacre, pressée par le temps, Lydia suit une droite ligne et s’épuise en zigzags. Là s’élabore le rythme et réside la force de la narration qui mêle cette détermination à rejoindre le Nord pour passer aux États-Unis tout en faisant halte par étapes incertaines et diverses. Ce périple chaotique sur le toit des wagons de la Bestia, le train de marchandises charriant ses grappes de migrants, « ceux qui n’ont que la violence et la misère derrière eux », a tout d’une épopée des temps modernes. Avec ses longueurs à mi-parcours, lorsque gens et paysages s’accumulent, Jeanine Cummins instille une usure mimétique, insidieuse, alors que de manière paradoxale sa tragédie du dépouillement se déploie comme une série de récits emboités.
Si American Dirt met au jour des réactions extrêmes, des instants de charité et des bas-fonds de l’âme, la sphère intime de la relation intense d’une mère et de son fils, cette tendresse complice de chaque instant, leur vulnérabilité commune, leur foi totale en l’autre, donnent des moments furtifs et lumineux, ponctuation et respiration nécessaires au milieu des dangers et de l’angoisse. Les figures de femmes, Lydia la Mexicaine et deux sœurs honduriennes, jeunes beautés adolescentes fuyant les viols dans leur village, toujours en proie au monde machiste des bandits, des trafiquants, des faux policiers cagoulés et autres narcos, donnent une grande force à cette cavale désespérée et une dignité à la quête. Au pic du danger comme aux instants de répit et de pause dans l’horreur quotidienne, une solidarité s’installe dans le dénuement, étayée par l’obsession de rester en vie, tandis que se prolonge le décompte des distances et des jours. Dans cet univers féminin, deux hommes prennent cependant un relief particulier, ils ramènent à la vie ordinaire précédant la tuerie et habitent l’arrière-plan : Sebastian, l’époux d’hier, qui permet d’aborder un fait de société, l’hécatombe des journalistes au Mexique, et Javier, un client de la librairie, érudit, lettré et auteur de poèmes qui entretient une relation privilégiée avec la libraire. Jeanine Cummins s’empare ainsi du thème du bourreau mélomane puisque l’élégant Javier n’est autre que La Chouette.
Didactique, elle revient sur notre perception très vague des caravanes de migrants, sur « le sentiment modéré » de ceux qui mènent une vie stable et confortable. Jadis, Lydia dans sa cuisine « écoutait raconter leur peur et leur détermination, tout résignés qu’ils étaient à atteindre les Estados Unidos ou à mourir en route sous l’effort parce que demeurer dans leur pays signifiait que leurs chances étaient encore plus minces ». Un style de reportage, concret, factuel, accompagne chaque épisode.
Mais de quel droit une Américaine qui a passé son enfance dans le Maryland et habite New York peut-elle traiter le sujet des migrations et des violences mexicaines ? La question de sa légitimité a été posée à la sortie du roman aux États-Unis, notamment par l’écrivaine et artiste mexicaine Myriam Gurba. Le New York Times a aussi accusé Jeanine Cummins d’exploiter la vie des migrants aux États-Unis et de faire un portrait peu pertinent du Mexique. Dans une note de justification, elle énumère les raisons qui fondent son intérêt pour la question des migrants. En deçà des effroyables statistiques brutes sur le nombre de leurs morts, il y a ses données personnelles : un crime dans sa famille, son frère jeté d’un pont à Saint-Louis, drame qui a nourri son mémoire autobiographique A Rip in Heaven (2004), son mariage avec un migrant irlandais longtemps sans papiers ni carte verte aux États-Unis, une grand-mère portoricaine, mal acceptée par la famille américaine – qui sera l’héroïne de son prochain roman, en cours de rédaction.
Entrer dans l’intimité des souffrances, donner un statut individuel, recomposer un itinéraire singulier, voilà ce qui, selon Jeanine Cummins, doit permettre de changer le regard sur ces exilés en leur donnant une histoire et une vie à part entière. Elle commence donc recherches et enquêtes de terrain en 2013 pour ce troisième roman qui donnera voix et humanité à quelques inconnus, à partir des rencontres, des graffiti accrochés çà et là, de la soupe populaire à Tijuana. Après des tribulations, American Dirt sort aux États-Unis en 2020, mais la polémique est enclenchée et une tournée de promotion est annulée pour raisons de sécurité. On s’arrache ce « cratère de chagrin », brûlant de vie et de douleur.
De plus, l’actualité s’en mêle car la question de la frontière avec le Mexique ressurgit avec le décret signé en janvier 2017 par le président Trump pour lancer son projet de prolongation du mur, bientôt suivi de la plainte déposée en septembre 2017 par la Californie contre l’administration fédérale. La grande muraille érigée entre les États-Unis et le Mexique pour empêcher l’immigration clandestine date de 2006 : longue d’un millier de kilomètres, elle barre un tiers de la frontière et a toujours suscité de vives réactions. Dans le monde littéraire, le lancement du roman aux États-Unis a donné lieu à d’autres commentaires, positifs, dont celui de Don Wislow, bien connu du public français pour ses romans policiers. Pour lui, « Cummins a écrit Les raisins de la colère de notre temps », faisant le parallèle entre les malheureux jetés dans leurs carrioles en 1938, l’exode vers l’ouest des métayers d’Oklahoma chassés de leurs terres par la sécheresse, la poussière et les banquiers de la Grande Dépression, et les malheureux d’aujourd’hui. Jeanine Cummins n’a pas la plume de John Steinbeck au long de la route 66 encombrée de migrants, mais les deux écrivains, lassés par le discours public, se rejoignent dans leurs intentions et leur hommage aux démunis. C’est ainsi que Steinbeck écrit à son éditeur en 1939 : « De bout en bout, je me suis efforcé de faire participer le lecteur à une actualité. Ce qu’il en retire dépend de son degré de profondeur ou de superficialité. Il s’agit de se mesurer à soi-même. » Le credo de Cummins lui fait écho : « j’espère marquer un temps d’arrêt et permettre au lecteur d’entendre les particularités de ces personnes, que lorsque les médias nous montrent des migrants, nous puissions nous souvenir que ce sont des personnes comme nous ».
American Dirt occupe une place à part : pour une fois, la circulation des armes n’a pas lieu aux États-Unis, pour une fois la drogue n’est pas évoquée à travers les toxicos, pour une fois les héros du « salaire de la peur » ne sont pas des hommes mais une femme et son enfant. Le roman alerte aussi sur l’engrenage de la dissolution d’une société qui passe de l’atmosphère feutrée d’échanges littéraires dans une librairie au banditisme le plus sanglant, avec son lot d’intermédiaires, de seconds couteaux, de passeurs et coyotes, toute la contrebande humaine. Si l’épilogue n’a pas le souffle de l’évocation de l’arrivée à New York des émigrants de Gatsby, une autre vie s’installe au terme du voyage. L’écriture d’American Dirt est chargée d’émotions fortes, primitives, il faut lire ce roman comme une bouteille à la mer, comme un graffiti placardé sur un barbelé ou sur le mur frontière.