Énorme succès en Italie, M. L’enfant du siècle est le premier volume d’une trilogie romanesque « documentaire » qui a suscité nombre de réactions, louangeuses comme indignées. Sa forme simple et parfois efficace n’empêche pas le roman d’Antonio Scurati de rencontrer de nombreuses limites, qui questionnent les usages de la littérature – et de l’histoire – qu’il véhicule.
Antonio Scurati, M. L’enfant du siècle. Trad. de l’italien par Nathalie Bauer. Les Arènes, 864 p., 24,90 €
Face à Mussolini, Antonio Scurati déploie d’abord un dispositif narratif. Journal à la troisième personne de l’ascension du fascisme, M. L’enfant du siècle s’organise autour de chapitres courts, centrés presque systématiquement sur une date et une personne, souvent le « Duce », régulièrement ses partisans et ses proches, plus rarement quelques opposants célèbres. Entre ces chapitres, l’auteur, qui a entre autres signé un roman sur la réunification italienne (Une histoire romantique, traduit aux éditions Flammarion), colle des documents historiques constamment en miroir avec le chapitre qui les précède.
Ce système narratif est le moyen dont dispose le roman pour tenir son ambition de révélateur du fascisme comme de l’homme qui l’a inventé, à partir d’une forme littéraire et documentaire nouvelle. Le monologue intérieur de Mussolini dénie la violence fasciste ; le roman la rappelle par la succession des événements qu’il permet de mettre au jour, tout en l’étayant par des documents historiques faisant écho à l’invention romanesque. Les discours historiques du tribun Mussolini masquent la réalité de ce que fut l’homme Benito : le roman rappelle la violence de son appétit sexuel, etc.
M. L’enfant du siècle repose tout entier sur son dispositif narratif, qu’Antonio Scurati fonde comme vision des relations entre histoire et littérature, dans un avertissement liminaire inversant le classique « toute ressemblance avec… » qu’il convient de citer in extenso : « Les événements et les personnages de ce roman documentaire ne sont pas le fruit de l’imagination de l’auteur. Au contraire, les faits, les personnages, les dialogues et les discours relatés ici sont tous historiquement documentés et/ou rapportés par plusieurs sources dignes de foi. Reste cependant que l’Histoire est une invention à laquelle la réalité apporte ses propres matériaux. Mais sans arbitraire. » Le roman se donne ainsi comme irrévérence à l’histoire, à la vérité, ou à la littérature, on ne sait plus trop. Sans doute cette irrévérence revendiquée est-elle pour beaucoup dans le gigantesque succès du livre en Italie, où la période fasciste reste un sujet aussi clivant qu’économiquement porteur pour les intellectuels. Les arguments des critiques faites au roman ressemblent furieusement à celles subies, il y a un demi-siècle, par l’historien Renzo De Felice pour les premières parutions de sa biographie de référence, qui avait déjà indigné ou séduit en assumant de se placer du point de vue fasciste pour le comprendre.
Avant d’interpeller l’histoire, ce récit est d’abord un roman dont la lecture dérange souvent. L’économie des chapitres est en elle-même problématique, à la fois journal sans je et roman polyphonique à la troisième personne, rendant trop régulièrement le lecteur incapable d’identifier le locuteur. Est-ce bien Mussolini qui qualifie Giolitti, chef immarcescible de la droite parlementaire, de « vieille putain », qui donc prononce les innombrables jugements de valeur qui font du Duce un planificateur « rusé », capable de « bonds d’acrobates » politiques dont lui seul a le secret ? Qui prononce le diagnostic d’une faiblesse irrémédiable de la démocratie parlementaire, impuissante à enrayer la montée du fascisme : s’agit-il des communistes de 1920 ou de cette troisième personne d’un roman dont on ne sait pas assez bien ce qu’il pense ?
Sans doute Antonio Scurati a-t-il senti ce problème, tant les documents historiques qu’il reproduit servent avant tout à montrer qu’il vient d’utiliser des mots « historiquement » prononcés, renvoyant bien souvent la source historique à un rôle de clarification et d’explicitation de la parole romanesque, ce qui souligne en creux les limites du roman. Le problème de M n’est pas tant de choisir de se placer du point de vue du fascisme que d’avoir décidé de donner voix à ceux qui en ont déjà une, faisant de la création littéraire l’écholalie trouble du discours historique.
La fragilité de cette organisation du roman finit par s’effondrer sur elle-même. Entre la marche sur Rome de l’automne 1922, l’assassinat de Matteotti le 10 juin 1924 et les premières lois fascistissimes qui s’ensuivent, Antonio Scurati abandonne ses personnages pour afficher enfin des titres thématiques de chapitre (« Précipice », « La Meute », etc.). Comme si le schéma narratif hautement conceptuel suivi pendant sept cents pages s’avérait in fine incapable de saisir l’évolution de son personnage principal au moment où il se fait dictateur, trahissant la faiblesse générale d’un roman qui brosse un portrait caricatural de Mussolini et de la montée du fascisme italien.
Cet essoufflement de la narration est à relier à la faiblesse du propos dont M est traversé de part en part à force de s’organiser autour de la confrontation sempiternelle entre deux scènes romanesques : d’un côté, le théâtre psychologique de personnages, pesamment animés par leur libido polymorphe (sexe, pouvoir, violence) ; de l’autre, la scène politicienne où Mussolini apparaît tour à tour comme un aventurier, un fin stratège ou un barbare. Dès le début, l’inscription de la genèse du « monstre » dans un quartier milanais peuplé de prostituées et d’immondices annonce l’emprise d’une symbolique aux accents zoliens les plus éculés, lassante à force d’insister constamment sur le sexe, le sang et la « merde » comme vérité psychologique du dictateur en devenir.
À côté de ce réalisme daté, Antonio Scurati oppose un récit politique reconduisant sans cesse une foule de clichés en vogue dans les années vingt du XXe siècle comme du nôtre, censés caractériser la démocratie parlementaire comme le « moins mauvais » de tous les systèmes politiques. La circulation de ces deux scènes se fait presque exclusivement grâce au thème de la violence, invasive, présentée en somme comme la principale clef de compréhension politique et psychologique de l’ascension du fascisme. Hormis la violence, l’idéologie mussolinienne, raciste, nationaliste, belliqueuse, associée à toutes les forces conservatrices possibles, n’est stricto sensu l’objet que d’un paragraphe dans cette immensité de pages.
Le succès de ce roman, et peut-être des deux prochains volumes, interroge un certain usage en vogue de la littérature. Si l’on conçoit bien volontiers qu’elle n’ait pas vocation à imaginer le passé historique, on peut s’interroger sur la pertinence d’une littérature qui se love ainsi dans les mots d’un dictateur fasciste pour en tirer de telles platitudes et une langue ampoulée d’un tel ennui. Antonio Scurati construit un discours démagogique que lui permet cette irrévérence superficielle face à l’histoire, en fait gage d’irresponsabilité, prenant à la fiction le droit d’inventer son Mussolini et à l’histoire la prétention qu’il soit vrai. Comme en Italie, M trouvera peut-être en France des louanges pour sa restitution de la fameuse « complexité du réel », pour sa capacité à réinventer un Mussolini « plus vrai que nature ». N’est-ce pas la fonction que ce genre de romans faussement modernes assigne à la littérature : utiliser des signes esthétiques efficaces, mais grossiers, pour légitimer un discours qu’on n’accepterait guère s’il ne se présentait pas sous des oripeaux créatifs ? Il est inquiétant de constater à quel point un roman peut, sans faire réellement scandale, servir un discours intégralement empathique à l’égard de Mussolini.