Une longue errance fluviale

Écrivain, reporter, arpenteur, Jean Rolin ne part pas en mission sur ordre d’un autre. Jean assigne à Rolin ses propres missions, ce qu’il appelle ses projets. Le dernier a pour centre le pont de Bezons, un ouvrage d’art assez banal, situé non loin à l’ouest de Paris. Son idée est de « mener sur les berges de la Seine, entre Melun et Mantes, des reconnaissances aléatoires, au fil des saisons, dans un désordre voulu ». Et d’observer, de relever, de prélever, apportant une nouvelle pierre à l’édifice nommé littérature fluviale.


Jean Rolin, Le pont de Bezons. P.O.L, 240 p., 19 €


Dans le temps, le projet s’est déroulé il y a peu, d’août 2018 à 2019. Jean Rolin s’est donné une longue année pour explorer un territoire qui n’est ni urbain, ni sauvage, où tout est traces, vestiges, abandon. Sa présence est discrète. Il dort dans les hôtels les plus ordinaires, écale ses œufs durs seul dans son coin. Pourtant on le remarque, on le scrute avec méfiance. Les habitants de cette lointaine banlieue désenchantée ne s’y trompent pas, cet homme n’est pas des leurs. Sur la rive gauche de l’île Saint-Étienne, le gardien « sans doute armé » d’une prison le surveille. Plus loin, les réfugiés d’un campement sont frappés de « stupeur » en tombant sur lui, et lui sur eux. Ailleurs, les habitués d’un café kurde jugent suspect le retour insistant de cet inconnu, ce Français interrogateur et silencieux.

Inversion, trouble, on ne sait plus qui est étranger, qui est étrange, qui ne l’est pas. Partout l’écrivain met en valeur des exilés, des militants du PKK, des curés africains, des évangélistes en tenue traditionnelle, des joueurs de pétanque de « trois groupes ethniques différents ». Tous témoignent d’une présence étrangère réelle, qui semble pourtant transitoire, associée qu’elle est à ce wasteland.

L’écrivain n’en livre aucune analyse. Il s’abstient de juger, tout en manifestant une extrême sensibilité à cette présence. À Corbeil, il écrit simplement qu’elle est le signe d’une « transformation sociale et d’une paupérisation » de la ville et note autour de la cathédrale les « commerces ethniques tels que le salon de coiffure Kin-Malebo, la Boutique Exotique La Gloire, El Baraka-Shop… le magasin Gözde ». De quoi sont-ils le nom, ces noms de bric et de broc ? De non-lieux, d’entre-deux, de migrations, de ponts fragiles entre les langues. Ils sont dérisoires, maladroits, agencés à la va-vite, mais inventifs, pleins d’un sens appauvri. Ce sont des appellations éphémères, condamnées à la démolition, comme tout ce que rapporte et croque Jean Rolin, lui qui se réfère à ses « notes prises sur le motif ». Noms, panneaux, choses, bâtisses, industries n’auront vécu que quelques mois, quelques années, quelques décennies, un temps bref, puis un autre, le temps d’un livre, celui de Jean Rolin qui leur offre une poignée d’éternité.

Jean Rolin, Le pont de Bezons

Jean Rolin © Hélène Bamberger/P.O.L.

Faut-il dès lors parler de mélancolie, un sentiment auquel il est tentant d’associer cet écrivain des friches ? Ce n’est pas certain. Le pont de Bezons distille une forme d’humour et de recul sur soi assez heureuse. « On ne peut pas toujours se complaire à décrire des ruines dans le détail », écrit celui qui excelle à ce type de description, saisissant ici une chaussure coulée dans un bloc de béton, là deux poupées enfermées dans un pot de verre, entre installation, arte povera et pur hasard.

Recul sur soi aussi quand l’auteur égrène avec gourmandise les noms des oiseaux identifiés, seuls acteurs du règne animal dans ces parages industriels désaffectés – on sait qu’il a traqué et écrit sur les oiseaux, par exemple dans Le traquet kurde. Ou quand il laisse tomber une référence à Britney Spears, la chanteuse pop qui fut l’objet détourné d’un autre de ses livres. Elle apparaît page 109, face à la page 108, sur laquelle l’écrivain reproduit le graff d’un immeuble d’Ivry qui s’inspire de René Char : « Aujourd’hui est un fauve demain verra son bond ». N’en déplaise aux amateurs de poètes officiels, la note grandiloquente de ce vers retentit.

Dernier exemple du sourire qui teinte de légèreté ce voyage en terre proche, la présence d’une personne qui accompagne le marcheur, nommée « Celui-des-ours ». Homme ? Femme ? On imagine que le nom est un calembour que seuls les intéressés comprennent, et nous voilà mis dans le secret et exclus de celui-ci. On joue le jeu car il est drôle. Faut-il y voir une allusion aux actuels débats sur le genre ? Il semble que non.

Il y a peu de politique sous ce Pont de Bezons, peu de littérature, peu d’histoire, peu de géographie au sens propre, juste quelques empreintes. Maupassant et Céline par-ci, Caillebotte et Monet par-là, Louis XIV ailleurs (saviez-vous qu’il était né à Saint-Germain-en-Laye ?). Ou les Gilets jaunes, aperçus non pas sur un rond-point, mais sur une chaîne d’information en continu dans un hôtel Ibis. Et l’auteur d’avouer un scepticisme qui réduit les choses à leur juste proportion, se « demandant comment leur mouvement pouvait se maintenir aussi longtemps avec des objectifs aussi vagues, ou aussi utopiques (faire subir à Emmanuel Macron le sort de Louis XVI), envisageant l’hypothèse de m’être complétement trompé sur sa nature ».

Lucidité ? Indulgence ? Lassitude d’un homme qui fut proche de la Gauche prolétarienne au début des années 1970, au « siècle dernier », comme il l’écrit ? 68 est loin, très loin. Aucune nostalgie chez l’écrivain. Aucune forfanterie. Vingt-trois ans séparaient 1945 de 1968, soit une génération. Cinquante-deux ans nous séparent, nous, de 68, soit deux générations. La destruction par le temps est très présente chez Rolin. L’érosion ne touche pas que les paysages et les objets, elle semble aussi toucher les idées.

Le pont de Bezons introduit une donnée rare chez cet écrivain, le roman familial. Il offre quelques aperçus sur sa famille paternelle qui a vécu un temps à Carrières-sous-Bois : un père médecin militaire engagé dans les Forces françaises libres, une tante absente des photos car religieuse, et, comme souvent dans les romans et dans la vie, un oncle à la vie plus énigmatique et plus incertaine. On se rappelle l’oncle de Pierre Michon parti vivre à Grand-Bassam, en Côte d’Ivoire (dans Vies minuscules). Celui de Jean Rolin s’appelait Joseph, il s’est engagé dans la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (collaborationniste), puis dans les Forces françaises libres. La conversion demeure un mystère : Jean Rolin, l’imbécile, a perdu les documents envoyés par sa tante, qui auraient pu lui donner des clés sur ce retour vers la justice et la liberté.

Après tout, est-ce vrai, qu’il les a perdus ? L’auteur est si peu historien au sens académique qu’on peut en douter. Qu’importe, ce n’est pas le propos premier d’un récit qui zone avec constance et mêle avec grâce la précision et le vague. Des détails sont là, saillants, gratuits, incongrus ; d’autres sont manquants, leur absence colore le texte d’un flouté incolore, flottant entre le beau et le laid, comme ce « radeau de détritus » transformé en nid par deux poules d’eau. Les hommes ne sont pas les seuls à pratiquer l’art de la récupération.

Il arrive qu’en lisant on dérive, on s’ennuie, on s’afflige de cet « horizon bezonnais » et de son affreuse allitération. Puis l’on est repris par cette prose ample et parfois superbe. Par les phrases qui commencent par un « Si » immédiatement interrompu par une virgule, une suspension qui introduit un long détour : « Si, de cette place du Comte-Haymon, où se tient certains jours un marché, on emprunte la rue… » (on se souvient du magnifique « Si, commandé par mon cœur l’univers où je me complais » qui ouvre le Journal du voleur de Jean Genet). Par  l’usage appuyé de pronoms relatifs qui lestent la phrase d’une belle lourdeur : « Infranchissable, déployé sur toute la largeur de l’île, le chantier rendait inaccessible la pointe amont qui formait de celle-ci la part la plus touffue… ». « Qui formait de celle-ci » : l’école ne recommanderait sûrement pas ce type de tournure, qu’elle jugerait trop torsadée et alanguie. Elle aurait tort, évidemment.

Tous les articles du n° 110 d’En attendant Nadeau