Hervé Mazurel est de cette génération d’historien.ne.s qui aiment les défis et n’hésitent pas à revisiter certaines grandes figures de notre modernité, si problématiques qu’elles soient pour la discipline historique. Fin connaisseur de la culture germanique des XVIIIe et XIXe siècles, à commencer par la philosophie allemande, il a entrepris depuis plusieurs années d’explorer les rapports complexes de l’histoire et de la psychanalyse. Ni historien de la psychanalyse ni psychanalyste de l’histoire, il développe une approche originale qu’il met en œuvre magnifiquement dans cet essai sur le célèbre cas Kaspar Hauser.
Hervé Mazurel, Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit. La Découverte, coll. « À la source », 352 p., 18 €
L’histoire est connue : le 26 mai 1828, surgit dans la ville de Nuremberg, déserte en ce lundi de Pentecôte, une « drôle de créature complètement toquée », un individu paraissant totalement perdu, et dont on comprit que depuis sa naissance, treize ou quatorze années plus tôt, il avait vécu enfermé dans un « trou », isolé de tout et faiblement nourri. C’est sous le nom de « Kaspar Hauser » qu’on désigne l’expérience que fut l’existence de ce jeune homme jusqu’en 1833, date de son assassinat.
Ces cinq années furent l’occasion d’une extraordinaire production de discours qui ont fait l’objet d’une remarquable et très exhaustive édition en 1979 – comprenant notamment des textes autobiographiques, des expertises médicales, et les mémoires du juriste Anselm Ritter von Feuerbach – traduite en français par Jean Torrent et Luc Meichler et publiée aux éditions Christian Bourgois en 2013 sous le titre Kaspar Hauser. Écrits de et sur Kaspar Hauser. Cette publication avait fait date, grâce notamment à la qualité d’édition de ses sources et aussi à une préface passionnante de Jean-Christophe Bailly.
Revisiter le dossier Hauser était donc une opération risquée pour Hervé Mazurel, d’autant plus que son enquête ne pouvait s’appuyer sur aucune archive inédite, les fonds d’archives sur « l’affaire » ayant été depuis le second XIXe siècle exhaustivement explorés, et, plus handicapant encore, une partie de ces archives ayant été détruite par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Difficulté supplémentaire, près de 300 livres et plus de 1 500 articles avaient été écrits sur ce cas, et Kaspar Hauser était devenu une des figures du cinéma du fantasque et génial Werner Herzog.
Mais Kaspar avait échappé aux historien.ne.s, et Hervé Marzurel, lui, n’enquêtait pas seul, il avait sur sa table de travail pour examiner ce curieux cas, outre les travaux d’Alain Corbin dont il est un des disciples (il a fondé avec quelques autres la belle revue Sensibilités qui dit par son titre sa filiation), les analyses précieuses du maître de la microstoria, Carlo Ginzburg, et l’œuvre ressource de Norbert Elias. Il faut reconnaître qu’il fallait être bien armé pour se confronter à un tel objet. Car si peu d’historien.ne.s s’y étaient frotté.e.s, c’est que Kaspar Hauser était une figure hors de l’histoire. C’est précisément cette si singulière position, celle d’un personnage du passé ayant presque toute son existence échappé au monde contemporain, qui intéresse Hervé Mazurel. C’est parce que Hauser fait trembler toutes nos certitudes, c’est parce qu’il est une faille ouverte dans nos savoirs, que l’historien des sensibilités s’est attelé à son étude.
Folle étude que celle menée par Mazurel : une véritable recherche, devrions-nous dire, car il ne s’agit jamais pour lui de compiler ou de faire la synthèse de ce que d’autres ont écrit avant lui ; il s’en nourrit, il les cite, mais c’est, comme le mineur dans sa galerie, pour aller plus avant dans ce sous-sol de l’histoire. Il s’agit pour lui d’aller à la rencontre de Kaspar, de cette si étrange subjectivité, « celle d’un homme qui passa finalement la majeure partie de sa vie dans l’absence radicale d’autrui, privé des moindres usages du monde comme de toute jouissance du langage, et qui, arraché à une nuit insondable, s’est soudain trouvé jeté dans un univers humain dont il ignorait tout ».
Pour autant, l’auteur n’avance pas sans son lecteur. Mazurel a une plume, il sait raconter des histoires d’enfants enfermés, il est fort habile dans la mise en intrigue. Il ne dérive pas pour autant, et s’il relit Lucien Masson et ses enfants sauvages, dont Victor de l’Aveyron découvert la même année que Kaspar, c’est pour mieux indiquer dans quelle direction on égara le jeune homme. Kaspar n’est un être ni de culture ni de nature.
Mazurel ne se dérobe pas non plus devant la double énigme de ses origines et de l’auteur de son assassinat. Il montre d’abord combien la thèse de l’imposteur, de l’escroc mystificateur, qui rencontra un certain succès à la fin du siècle, ne tient pas, et passe en revue, avec méthode, les différentes hypothèses de sa naissance : fils naturel d’un aristocrate, enfant d’une femme abandonnée… L’historien, au fil des chapitres, met en place l’ensemble des éléments qui vont lui permettre de déplier dans un second moment une véritable lecture historienne sur un sujet dont les éléments sont « flous » et dont « l’histoire n’est jamais sûre », pour reprendre les mots de Michel de Certeau que cite l’auteur.
Hervé Mazurel se risque donc à une biographie au conditionnel de Kaspar Hauser, marchant dans les pas d’Alain Corbin et de la vie de Louis-François Pinagot qu’a rédigée cet historien. On le suit, on entend le jeune homme prononcer les mots : « Je voudrais devenir cavalier comme mon père l’a été ». On l’observe soudain aux prises avec la « démesure du monde » : avouons qu’il est peu de cas qui permettent à ce point et dans une telle profusion de détails de mettre en lumière toutes les strates culturelles qui façonnent ce qu’est le quotidien des femmes et des hommes d’une époque. Le lecteur est alors au plus près de ce que Mazurel qualifie de « sensibilités ». Il éprouve le monde, ses objets, ses êtres animés, ses bruits, ses odeurs… L’une des qualités du livre est de montrer la véritable singularité de la vie de Kaspar, moins sa captivité que son exposition et ce qu’elle révèle. En cela, l’entreprise de Mazurel est une écriture en creux, par conséquent attentive aux moindres signes, aux moindres détails.
Cette attention, l’historien ne l’exerce pas pour se faire le psychanalyste de Kaspar Hauser. La tentation est grande de poser un diagnostic rétrospectif sur cet « orphelin de l’Europe » ; l’auteur y résiste, préférant discuter les thèses des multiples psychanalystes qui ont tenté une lecture du cas. S’appuyant sur l’hypothèse très vraisemblable d’une haute naissance, ils ont lié le destin de Kaspar au complexe d’Œdipe. Françoise Dolto va jusqu’à faire de ce jeune homme une figure quasi christique : « Kaspar Hauser, dépouillé de tout, mis dans le plus grand dénuement par les humains, ne garde aucun esprit vindicatif, aucune haine […] Il est un Christ lui-même, sacrifié au vice de la possession des humains. Un homme qui honore l’humanité ».
De la même façon que les contemporains, Mazurel ne cache pas son admiration pour Ritter von Feuerbach, et il souscrit largement aux analyses du psychanalyste allemand Alexander Mitscherlich, nourries des thèses critiques de l’école de Francfort et de la sociologie historique de Norbert Elias. Il faut partir de l’évidence qu’il y a une absence de conflit œdipien dans l’enfance recluse de Kaspar ; il est resté prisonnier de processus psychiques primaires car, pour Mitscherlich, « ce n’est qu’en vivant le douloureux conflit œdipien avec l’ambivalence totale de ses relations affectives avec une seule et même personne qu’apparaît la condition nécessaire au développement des processus secondaires, grâce auxquels nous devenons des hommes au sein d’une culture ». L’historien, s’emparant de cette analyse, convoque Pierre Bourdieu et l’élaboration sociale du désir, et le rôle de la famille dans la socialisation des pulsions. Ainsi, ce cas laisserait peut-être entrevoir quelque chose comme une forme de « libido originaire ».
L’autre valeur heuristique de ce livre est de ne pas s’arrêter là, dans la contemplation de cet inconscient orphelin. Hervé Mazurel montre que le cas Hauser rappelle deux choses au moins : « le fait que la frontière entre le conscient et l’inconscient ne préexiste pas à la partition qui les définit » et « le rôle majeur de cette culture introjectée sur les manifestations psychiques inconscientes de l’individu ». Ainsi, Kaspar fut contraint, pour s’adapter, de reproduire à l’échelle individuelle et dans un temps très court un processus étalé sur plusieurs siècles. Pour le dire avec les mots de Norbert Elias, il dut, comme chaque individu, « parcourir en abrégé le processus de civilisation que la société a parcouru dans son ensemble », mais il dut le faire brusquement, en quelques mois à peine.
Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit est donc l’étude d’un cas limite qui n’est pas sans poser des questions aux sciences sociales quant à sa généralisation. Car, comme le note l’auteur, avec Kaspar Hauser on est face à un être qui a surgi dans le monde en ignorant tout du social et de l’histoire. Et si Hervé Mazurel fait œuvre d’historien, c’est en épistémologue : il apporte un argument de plus à la construction sociale de la réalité. Kaspar est en effet un individu sans habitus, il a un corps qui n’est pas encore « possédé par l’histoire », comme l’écrit Hervé Mazurel au terme de son ouvrage, rendant hommage – inconsciemment ? – à Michel de Certeau (auteur de La possession de Loudun), qui le premier ouvrit ce chantier d’une histoire de l’inconscient.