Babelleville

Black Manoo est un roman qui m’apprend des choses sur ma ville, sur mon pays et sur mes concitoyens. Ses personnages principaux sont des Ivoiriens. Il est écrit par un auteur qui a découvert la France à l’âge de vingt-huit ans et qui vit aujourd’hui entre Paris et Grand-Bassam. Le troisième livre de Gauz, même s’il y est à nouveau question de relations entre Africains et Européens, entre Ivoiriens et Français, est très différent des précédents, Debout-Payé (2014) et Camarade Papa (2018). Et il est encore plus fort.


Gauz, Black Manoo. Le Nouvel Attila, 154 p., 18 €


Black Manoo est une plongée dans le milieu des Ivoiriens de Paris pendant les années 1990. La plupart des personnages qu’on croise ont un statut incertain, voire certainement non statutaire. Le troisième roman de Gauz est aussi une plongée dans les quartiers populaires du nord-est de Paris, où l’on rencontre des anars un peu paumés, le dernier des bougnats vivants, des musicos, des dealers et des consommateurs de produits divers.

L’histoire se déroule entre la porte de la Chapelle, le quartier de la Mouzaïa et la place de la République. Un certain Gun Morgan se déplace entre Belleville, Porte-des-Lilas et Fleury-Mérogis. Son copain d’Abidjan pense qu’il « choisit ses lieux de vie en fonction de la beauté de leur nom ». Le récit nous emmène de la place des Fêtes à l’hôpital de la Pitié, en passant par le Moukou, haut lieu des nuits afro-parisiennes, près du siège du Parti communiste, la rue Dieu, les cafés kabyles, les zombies de Stalingrad et le Danger, stupéfiant squat multi-ethnique du côté du métro Danube. Il faut lire Black Manoo avec un œil sur Google Maps, c’est encore mieux.

Certains romans sont construits autour de destins individuels, d’autres ont pour cœur des lieux et font vivre des images, des sons, l’ambiance d’un café ou d’un quartier. Black Manoo appartient aux deux catégories à la fois. On y remarque l’accent d’un chauffeur de taxi haïtien, la tenue des prostituées chinoises de Belleville ou une baby-sitter qui garde le Mattéo d’une intermittente du spectacle. Il y a là quelque chose qui tient de la narrative fiction, qui donne au récit une vie et une densité particulières. On soupçonne Gauz d’avoir fait comme un de ses personnages, un psychiatre ivoirien qui travaille à l’hôpital de Nanterre. Pour comprendre ses fous blancs, il s’est immergé dans la France profonde : famille d’ouvriers lillois, campings flippants dans les Vosges et fausse adhésion au Front national… « Tu es un Frantz Fanon à l’envers », lui écrit son ami.

Le Black Manoo du titre est un jeune Ivoirien qui débarque à Paris grâce à un vrai-faux passeport. Il y rencontrera des compatriotes : Karole, mère de cinq enfants qui vient d’obtenir un titre de séjour et un logement très décent ; Gun Morgan, chanteur gentleman de Cocody devenu producteur de musique ; Lass Kader, dealer abidjanais recyclé en désintoxiqueur de junkies à Stalingrad. Mais aussi un vieil Auvergnat de la rue de l’Orillon et ses cousins du fin fond du Massif central. Une ingénieure du son nommée Colette Lacoste, une médecin militante qui soigne des prostituées nigérianes. De magnifiques personnages de fiction. Et puis on a un doute, on vérifie et on s’aperçoit que certains d’entre eux ont existé. En tout cas, leurs avatars fictionnels ressemblent terriblement à des personnes ayant existé.

Gauz, Black Manoo

Gauz © D. R.

On pourrait dire que ce roman est l’histoire du retour à la vie d’un junkie. Pour la première fois depuis des années, Black Manoo « parcourt une ville sans le but obsédé de trouver une dose ». Dans cette nouvelle vie, il cuisine pour les enfants de sa coloc et les emmène à l’école. « Dans les yeux des enfants et sur le corps de Karole, il retrouve une forte sensation de satisfaction que les alcaloïdes ont court-circuitée pendant des années… Manger, baiser, materner sont récompensés par de véritables drogues que produit notre corps ». Bon, baiser, c’est quand il arrive à décoller ladite Karole de la télé. En visant bien, il réussit à lui faire l’amour juste après Les Feux de l’amour, parce qu’« on ne s’interpose pas entre un humain et un feuilleton qui dure depuis 1973 ».

Black Manoo est aussi un roman qui parle de la France et de son rapport aux étrangers, et pas seulement ceux venus d’Afrique. Pour résumer, « en bonne santé, le pays te maltraite. Mais dès que tu as un bobo, il te chouchoute », remarque un sans-papiers. « À l’hôpital, tout le monde reçoit la même excellente qualité de soins, sans distinction de classe, race, situation administrative. »

C’est surtout un récit de rencontres avec l’altérité. Le vieux Bernard Brissac a un genre de coup de foudre pour Black Manoo quand il le voit apparaître portant des packs d’eau. « Tu ressemblais à mon Auvergnat de grand-père, lui dit-il. Il était porteur d’eau. Il montait et descendait les seaux chez les riches ». Cette improbable amitié débouchera sur une réjouissante virée dans un village du Massif central, accompagnée d’une fraternisation avec les autochtones à l’aide d’alcool et de cochonnailles diverses.

C’est assez drôle, cette déclaration d’amour aux Auvergnats de Paris. On ne peut pas dire qu’ils soient des héros habituels du roman français contemporain. Mais il n’y a pas que les Auvergnats. Quand Black Manoo ouvre en toute illégalité une guinguette africaine rue de l’Orillon, il explique à Karole que, ces deux derniers siècles, « partout dans Belleville, des millions de litres de vin ont égayé dans la clandestinité des millions d’exclus, de réfugiés, de maudits, d’exploités, de sous-prolétaires, de damnés comme nous ».

D’abord les Parisiens, puis les provinciaux, puis ceux venus d’autres pays et continents, Auvergnats du XIXe siècle, Juifs polonais du début du XXe siècle, Italiens, Maghrébins et autres Arméniens… L’identification des clandestins ivoiriens aux vagues successives de populations pauvres qui se sont succédé du côté de Belleville est un sous-texte qui court tout au long du récit. Ça n’en est pas le motif principal (ou bien si ?), mais ce n’est pas le moins émouvant.

Il y a aussi dans ce récit un sens de l’esprit des lieux, une sensibilité à l’histoire sociale de cette partie de Paris. Gauz aime rappeler que son père a été député socialiste et que sa mère est une « proto-communiste ». Black Manoo revendique avoir « vécu dans un squat de gauchistes en déshérence », avoir établi sa « guinguette nègre à Belleville, en peine terre communarde ». Sur tous ces territoires, Gauz porte le regard incisif d’un Houellebecq qui serait de bonne humeur. On pourrait aussi le comparer à l’Espagnol Antonio Muñoz Molina : comme lui, il fait partie des écrivains qui captent d’une manière incroyablement juste l’âme de la ville étrangère où ils vivent pendant un temps. Un écrivain étranger qui t’apprend quelque chose sur ta ville, c’est réjouissant, mais ce n’est finalement pas étonnant, parce que ta ville est aussi devenue sa ville. Mais surtout, livre après livre ça se confirme, il y a dans l’écriture de Gauz une énergie unique. On y entend de plus en plus clairement la voix d’un auteur.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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