On ne répétera jamais assez ce que l’on doit à Jacques Goorma concernant la redécouverte du grand poète que fut Saint-Pol-Roux. Goorma fut en effet l’exécuteur testamentaire de sa fille Divine et a largement contribué à la publication d’inédits aux éditions Gallimard et Rougerie. Il est aussi, et surtout, l’auteur d’une œuvre poétique singulière, qui trouve sa source dans une expérience d’ordre extatique, mais non religieuse au sens restrictif de ce mot, qu’il vécut pendant l’enfance et qu’il a racontée dans son livre Le vol du loriot.
Jacques Goorma, Propositions. Les Lieux-Dits, 115 p., 15 €
Cette expérience fondatrice, qu’il connut un jour d’éclipse, Jacques Goorma la relate ainsi : « Nous sommes tous debout dans la cour de l’école à attendre l’événement. J’ai sept ans et nous allons voir la nuit en plein jour. La tête renversée vers les nues, nous attendons. Nous attendons l’éclipse totale du soleil. En plongeant mon regard dans le ciel limpide, une pensée surgit. Une question que je ne m’étais jamais posée. “ S’il y a un mur au fond du ciel, qu’y a-t-il derrière ?” Sitôt cette idée formulée, quelque chose d’énorme se rue à l’intérieur de moi, m’envahit et m’entraîne dans son irrésistible torrent. Un gigantesque tourbillon me fait basculer et tomber dans le ciel. Dans le même mouvement, son immensité s’engouffre en moi… Cette chute-là, je le sais aussitôt, n’a pas de fin. Elle semble même s’accélérer, amplifiant mon vertige de façon démesurée. Je glisse dans le ciel à une allure ahurissante en même temps que le ciel précipite son invasion… »
Ce qu’il vécut en cet instant relève de l’indicible. Ce rendez-vous avec « l’innomé », comme il l’écrit, peut-être l’innommable, il n’aura de cesse de chercher, au fil des années, à le renouveler. Pourtant, à son insu, la rencontre a toujours lieu, dans le « Séjour » secret de sa présence au monde, un dedans du dedans, mais il peut l’oublier et se mettre ainsi en condition d’exil, porté vers le dehors par les circonstances de la vie ou entraîné par la pensée dans « les dédales de l’insignifiance » ou du langage utilitaire. Le « Séjour » qu’il évoque dans l’un de ses livres est un lieu sans lieu mais en tous lieux, une présence dans la présence, une nuit lumineuse qui éclaire toutes choses. Il est difficile d’en parler autrement que par des paradoxes ou des formulations négatives. En cela, la démarche de Goorma est voisine de certaines approches d’une poésie métaphysique, mais vécue, telle qu’ont pu l’incarner Roger Munier, Antonio Porchia, Roberto Juarroz et plus récemment Laurent Albarracin, du moins dans certains de ses écrits et notamment Le secret secret.
Comment en effet dire l’indicible ? Sur le plan de l’esprit, il y a une évidence de l’intuition. Ce que ressent la conscience au plus intime est presque incommunicable par les mots. S’il en émane une parole, c’est celle du silence, qui est l’éloquence suprême. Ce silence innerve toute l’écriture de Jacques Goorma. S’il veut tenter de l’exprimer, il ne peut le faire qu’en réduisant à l’extrême la voilure du langage. De la même manière que le vol d’un simple moineau révèle le mieux l’immensité du ciel, quelques mots suffisent à l’auteur pour faire résonner le silence et l’amplifier. Avec ce nouveau livre intitulé Propositions – il fait suite à Tentatives qui s’inscrit dans la même perspective –, Goorma poursuit sa marche vers la source originelle, « au point exact du surgissement du monde » dans la conscience. C’est un cheminement immobile qui consiste à se débarrasser des vieux vêtements, à déposer « son habit de singe », dont toute pensée s’affuble. Et en même temps qu’il se dépouille, il met son Verbe à nu. Pour dire l’inexprimable, il a choisi la forme du poème. Chacun des quatre-vingt-dix poèmes, appelés « propositions », tient en quatre vers. Le silence n’a besoin de presque rien, juste ces quelques mots pour se faire entendre : « il faut oublier les mots / pour goûter le silence // en garder quelques-uns / pour ne pas l’oublier », écrit-il. La tournure, volontiers elliptique, ouvre au non-dit et donne de l’envol à la pensée, comme le montrent ces trois exemples :
la clarté
appuie
son beau corps nu
contre la fenêtre
—
comme la fenêtre
le silence
est ouvert
des deux côtés
—
une parole
traverse pieds nus
le feu
du silence
Toute l’interrogation de Jacques Goorma porte sur la conscience jusqu’à son plus extrême recul, là où l’on ne sait plus si c’est en soi ou en dehors de soi. Il est comme un guetteur contemplatif qui n’attend pas « la venue des barbares », mais regarde le monde tel qu’il se déploie dans son regard lavé à l’eau claire de la source intérieure.