D’où vient Laure, de son vrai nom Colette Peignot ? De nulle part ? De Bataille, Leiris et compagnie ? Plutôt de sa bataille à elle, et contre elle : l’enfance, la religion, la société des établis. Une nouvelle édition de ses écrits, jusqu’alors dispersés, ou tronqués, voit le jour, qui met enfin l’écrivaine au centre de son écriture.
Laure, Écrits complets. Édition établie et annotée par Marianne Berissi et Anne Roche. Postface de Jérôme Peignot. Les Cahiers, 952 p., 32 €
Cahiers Laure, n° 2. Les Cahiers, 336 p., 29 €
On croit connaître Colette Peignot, ou Laure (1903-1938). On croit la connaître alors qu’on l’a lue partiellement, voire partialement, dans des éditions plus ou moins complètes, parfois bricolées, biffées, biffurées. Bataille et Leiris y sont pour quelque chose, qui tirèrent les premiers le linceul à eux, l’amour s’emmêlant à Laure, puis la famille, les mots des uns et des autres finissant par couvrir ses écrits à elle. Il y aura encore d’autres éditions, réaffutées, réfutées, retirées de la vente, puis remises en circulation. Comme si l’œuvre, nue, n’avait eu vocation à exister que sous le manteau de la vie – l’avis – des autres. On trouvera dans les Cahiers Laure, n° 2 un intéressant dossier sur les multiples éditions des écrits : « L’affaire Laure ».
Ainsi donc, désormais, pas ou plus d’ascendants sur le texte, mais seulement les mots de Laure, seule, dans une édition qui redonne de l’espace, sinon de l’air, à son écriture (le nombre de pages est multiplié par trois), offre un cahier de photos (sa présence drôle, pensive, étrange, cocasse, ailleurs, riante, souriante…) et redonne à lire, dans l’ordre chronologique, et parfois le désordre de la pensée, les poèmes, fragments, lettres, articles écrits comme on se « jetterait à l’eau », dans la plus extrême franchise : « Franchise, tu es une fente et un trou, gouffre, tu n’es pas un sommet. » Et puis il y a bien sûr l’Histoire d’une petite fille, qui ouvre le recueil, comme on dit ouvrir le feu.
Histoire d’une petite fille est un texte poignant… qui a de la poigne, un récit autobiographique pur, dur, âpre, sans concession, écrit à la première, parfois à la troisième personne, l’enfant penchée sur sa vie naissante comme berceau au-dessus de l’abîme. Le début est éloquent, glaçant : « Des yeux d’enfant percent la nuit. La somnambule, en longue chemise blanche, éclaire les coins d’ombre où elle s’agenouille marmottant tout endormie devant le crucifix et la Vierge Marie. Les images pieuses couvrent les murs, la dormeuse se prête à tous les agenouillements et puis glisse entre ses draps. Livrée aux fantômes moins réels qui eux aussi ont tous les droits sur moi, ma chambre reprend son immobilité lourde de cauchemar prématuré. »
Histoire d’une petite fille est d’abord et avant tout un texte contre, complètement contre : la famille (à l’exception du père, mort au front, tout comme trois oncles), une mère morne et rigoureuse, enfermée dans un « deuil total, absolu, éternel », un abbé abuseur, et puis finalement toute l’enfance, l’« enfance voleuse d’enfants », son « grenier crevé ».
Les lettres, d’ordinaire, complètent les œuvres. Ici, elles sont œuvres complètes. Lettres à Suzanne (la mère) et Suzanne (le belle-sœur). Lettres à Jean Bernier, à Georges Bataille, à Boris Souvarine. Elles disent toutes et à tous les trois le désir qui se donne en se retirant, l’amour qui frôle l’amour, l’étrange et impossible copule que dessinent les couples successifs : « Il paraît, Georges Bataille, que nous allons de ‟coïncidence” en ‟coïncidence” – Je n’ai nulle envie de parler de l’essentiel mais je veux vous dire seulement que dans la mesure où j’espère encore mes fantômes s’évanouiront. » Elles font entendre, aussi, le téléphone, comme un mystère qui paraît aujourd’hui bien lointain, la lettre attendant ou succédant à un coup de fil, quelque chose d’un entre-deux qui se dessine, l’attente et la suite de l’attente, l’absence et la suite de l’absence : « Je vous ai revu sans pouvoir vous appeler, j’ai pris le téléphone sans pouvoir parler »…
Laure a peu écrit, des poèmes virulents, quelques textes que l’on peut, si l’on veut, appeler « érotiques », des bouts d’elle-même mis bout à bout. Son rapport à la littérature, à l’écriture, ne fut pas des plus simples. On devine aisément comment et pourquoi le mot et l’activité d’écrivain ont pu la rebuter. Mais ce fut aussi pour elle un mode de saisie et un moyen de dessaisissement. La vérité de Laure échappe ainsi au lecteur au moment même où elle échappe à Laure, comme un couteau tombé d’une main et rattrapé de l’autre. Peut-être est-elle le « sel de la terre » mais « je ne laisserai pas l’eau douceâtre affluer jusqu’à moi ». Ou alors se trouve-t-elle là, entre et entre : « les jours où l’on se supporte, les jours où l’on ne se supporte pas ».
Quelques textes, issus de La critique sociale, mettent l’accent sur l’engagement sans faille de Laure aux côtés de Boris Souvarine. C’est peut-être là, dans le bouillant bouillon intellectuel/politique de l’époque qu’on la situe ou qu’elle se situe le mieux, comme dans un article, plus que lucide, consacré au théâtre russe. S’y déploie une pensée claire autant qu’un esprit clairvoyant, qui ne s’en laisse pas conter par un art, fût-il révolutionnaire.
Les éditrices ont choisi de garder pour la fin l’hallucinante confession transférentielle de Jérôme Peignot (neveu de…), « Ma mère diagonale », qui figurait jadis en préface des précédentes éditions. Inutile de préciser que ce texte vaut son pesant d’or : « J’ai le sentiment ici d’expliquer Laure par les nerfs ou, plutôt au moyen de mon sang, le même que le sien. Comprendre Laure à ce point c’est, à défaut de l’étreindre, m’identifier à elle dans des moments de trouble voisins de ceux de l’amour. »
Laure a-t-elle des descendants ? C’est poser à la littérature une question qui la dépasse. Laure fut de ne pas être, vécut de n’avoir point tout à fait vécu : son écriture témoigne de cette faille, immense, qui ne se partage pas, mais s’éprouve : unique apparition d’une lointaine existence, si proche qu’elle puisse être.