Lumière d’été, puis vient la nuit de Jón Kalman Stefánsson est un roman, bien qu’il ressemble superficiellement à un recueil de nouvelles, ou à une chronique d’existences villageoises, en Islande, aujourd’hui. C’est bien un roman parce qu’un narrateur extérieur aux huit histoires contées les relie, incarnant une sorte de chœur antique qui annonce, commente, s’étonne, s’amuse, avant de perdre la parole lors de la fin abrupte qui brise et clôt le récit.
Jón Kalman Stefánsson, Lumière d’été, puis vient la nuit. Trad. de l’islandais par Éric Boury. Grasset, 320 p., 22,50 €
Récit unique, au sujet sans limites : la vie, l’amour, la mort, tout simplement. Et, comme il arrive aussi, tout naturellement, dans la vie, bien que le pessimisme brutal de l’épisode ultime assomme le narrateur et accable le lecteur, on ne saurait longtemps se révolter contre l’évidence : la mort, pour solde de tout compte, l’emporte à la fin et entraîne avec elle l’amour vers le néant.
C’est donc un roman philosophique ? Bien sûr, mais ça ne se voit pas, car le romancier, au sommet de son art de la dissimulation, et de son génie, cache merveilleusement son jeu. Comment croire en effet qu’une enfilade de tout petits fragments de toutes petites destinées d’un tout petit pays puisse renfermer en son noyau une méditation aussi sombre et lyrique sur l’abîme des destinées et la toute-puissance du hasard, une méditation assez profonde et poignante en son apparente sérénité pour que sa portée soit non point locale mais universelle ?
Il n’est question, dans ce livre dont la puissance d’émotion est telle qu’elle abolit toute lecture distanciée et fait de chaque lecteur un Islandais frémissant, que d’une minuscule parcelle de l’humanité, qui s’agite, se consume en passions diverses et meurt dans un canton reculé de l’île aux volcans, un village suffisamment insignifiant pour demeurer anonyme, bien qu’une singulière absence semble le caractériser : il ne possède ni cimetière ni église.
Il est d’ailleurs peuplé de gens simples, éleveurs de moutons, pêcheurs, artisans, employés de la Coopérative, de l’Atelier de tricot, enseignants de l’école élémentaire, ouvriers. Mais nous sommes en Islande, où le goût de la culture et du savoir, de la littérature et surtout de la poésie, est la chose du monde la mieux partagée. Donc, nombre d’habitants adultes ont poursuivi dans la capitale, et souvent complété à l’étranger, des études supérieures, beaucoup parlent des langues autres que la leur et pas seulement l’anglais ; on utilise l’hiver démesuré et sa nuit permanente, certes pour s’enivrer de vodka ou de whisky, mais d’abord pour lire, écouter de la musique, se créer des vocations étranges. Témoin le directeur de l’Atelier du tricot qui, ayant une fois rêvé en latin, bazarde son métier, sacrifie sa famille, se ruine en volumes coûteux et devient « l’Astronome ».
On pourrait croire que ce personnage de cosmologiste autodidacte et conférencier d’occasion entame une série de portraits, de « cas » plus ou moins pittoresques (un menuisier qui est aussi policier à temps partiel ; une postière qui ouvre le courrier et informe, sans encourir aucune sanction, l’ensemble des villageois des liaisons et des adultères ; les manutentionnaires de la Coopérative qu’une panne électrique incite à croire aux fantômes). N’émane-t-il pas de leurs aventures grotesques ou tragiques une comédie dramatique provinciale douce-amère comme il s’en écrit tant d’autres dans certains pays intéressés par la société plus que par l’individu (la Chine, la Corée notamment), cent textes qui trouvent ici des éditeurs à cause de leur intérêt exotique supposé ?.
Tout européenne qu’elle est, l’Islande, plus encore que la Scandinavie, n’est-elle pas aussi pour nous pourvue d’un charme exotique grâce à ses paysages de mer et de ciel mêlés, à la violence de son climat, à sa terre rugueuse et noire, aux douceurs miraculeuses du court été célébré par un culte autochtone pour le moindre rayon de soleil ? Tout cela, qui est beau et différent, imprègne les descriptions de Stefánsson, peintre impressionniste de haute volée.
Il n’y a pourtant aucun effet d’exotisme dans son écriture entièrement rythmique et poétique qui, comme celle de Baudelaire, prend la boue et en fait de l’or. Car ce qui requiert Stefánsson, c’est moins la comédie humaine comme révélatrice du fonctionnement d’une société et de la singularité d’un milieu (bien qu’une lecture sociologique et politique de ses romans soit possible, ils sont assez riches pour cela) que le spectacle exaltant ou navrant des péripéties générées par le Destin, tel qu’il s’émiette en trajectoires individuelles.
De là ce don exceptionnel pour la création de personnages animés d’appétits vitaux et de capacités autodestructrices hors du commun. On a dit à juste titre – est-ce Flaubert, est-ce Albert Béguin, est-ce Proust, ou peut-être bien Baudelaire – que tous les personnages de Balzac avaient du génie, parce que ce génie était celui même de Balzac. J’appliquerais volontiers la même formule aux héros le plus souvent malheureux de ce grand livre, si pitoyables parfois que leur malheur ou leur échec nous glacent comme le feraient ceux des meilleurs de nos amis. Ainsi de Hannes, le menuisier policier buveur et lecteur de poèmes, incapable de surmonter la mort de son épouse et la prémonition du néant, qui se suicide à l’issue d’un second chapitre au titre sublime (« Les larmes ont la forme d’une barque à rames ») après avoir adressé à son fils Jónas une lettre d’une bouleversante splendeur.
Au fond, ce qui compte le plus, dans Lumière d’été, puis vient la nuit, roman de 2005 auquel le parfait traducteur Éric Boury a laissé son titre original, c’est l’inéluctabilité de l’enchaînement temporel : à l’été en forme de don du ciel, la nuit succède, après l’explosion de l’amour sous ses espèces les plus réelles, les plus sexuelles, l’amour qui se confond ici, comme ailleurs chez Stefánsson, avec la tendresse et la dévotion à l’être aimé – du moins cela se passe-t-il ainsi dans les couples dignes de ce nom –, rien ne peut advenir que la mort, éventuellement la plus injuste, celle qui brise dans l’œuf tout l’espoir d’un bonheur qui était en train de se construire (chapitre 8 et dernier).
Les villageois nommés d’un village sans nom, sans église et sans lieu où inhumer leurs défunts aiment se noyer dans les remous sanglants du soleil qui se couche. C’est leur façon à eux, archaïque et sensuelle, de méditer sur la mort, puisqu’ils sont autant de poètes-nés. Le narrateur essaie de se persuader que ce n’est pas triste, le hasard étant seul maître des fins premières et dernières. Mais il ne pourrait assurément dire, comme le curé de campagne de Bernanos sur son lit de jeune mort, que « tout est grâce ». Ni le roman dont les images nous hantent, ni la poésie qu’il amène à son plus haut période, ne sauraient être que mélancoliques s’ils se situent à ce niveau de beauté.