Le réchauffement climatique change tout, même la littérature. Dans L’anthropocène contre l’histoire, le géographe Andreas Malm propose une loi générale de la lecture dans ce contexte : « à mesure que les températures montent, les lecteurs se soucieront de plus en plus des situations ressemblant aux fléaux climatiques qui s’abattent sur eux ». Le grand vertige de Pierre Ducrozet fait partie de ce corpus grandissant de « fiction climatique » et répond à cette nécessité de récits forts sur les transformations en cours.
Pierre Ducrozet, Le grand vertige. Actes Sud, 368 p., 20,50 €
Pétrole et charbon suintent du texte, sur fond de « catastrophes, incendies, épidémies, disparition d’écosystèmes et fonte des glaces ». De façon exemplaire, le roman de Pierre Ducrozet illustre l’à-propos et les insuffisances du genre. Parce que l’enjeu est trop grand, il se dérobe à la lecture. On hésite à le lire comme une vaste critique mégalomane de notre mégalomanie ou comme une esthétisation du « grand vertige » que nous vivons. Dans ce cas, la littérature serait asservie à un coupable esprit de continuité.
Le grand vertige s’ouvre sur la création, à Bruxelles, d’une énième commission, l’imprononçable « Commission internationale sur le changement climatique et pour un nouveau contrat naturel ». Tout un programme, mais en soi rien de vraiment dépaysant. La fiction, elle, débute avec l’instauration au sein de ladite commission du réseau Télémaque, constitué d’une cinquantaine « d’explorateurs » venus de tous horizons et sélectionnés parce qu’ils sont « hors normes ». Ces missionnaires démiurges, des ingénieurs, voyageurs, botanistes, architectes, écrivains considérés comme marginaux, sont chargés « d’imaginer comment résoudre la grande crise ». Suivant leurs missions, le récit déploie ses tentacules sur toute la surface de la terre, de l’Himalaya à Nairobi, en passant par le gisement pétrolier d’Abqaïq en Arabie saoudite, un oléoduc en Birmanie, une mine de charbon en Australie et toutes les capitales asiatiques. Ces grandes enjambées à travers le monde ont pour moteur la quête d’une nouvelle manière de l’habiter, faite d’errance, d’éphémère, de doute, plutôt que de prédation.
On devine dans l’écriture de Pierre Ducrozet une volonté de poser les jalons d’une littérature nouvelle pour un monde qui se réchauffe. L’idée d’interconnexion traverse le roman, tout entier porté par une technique narrative consistant à relier des points géographiques et à jongler avec les perspectives. Le grand vertige mêle fiction et science du climat, à l’image de son personnage Nathan Régnier, star mondiale de la microbiologie qui réalise en parallèle des films dans lesquels il croise « botanique et philosophie, ironie sèche et plans serrés, tissant des liens entre castors et comètes, photosynthèse et fin du monde, inventant un genre nouveau qui séduit des milliers de spectateurs ». Chacun est concerné, il n’y a plus d’ombres où se sentir à l’abri.
À un autre niveau de lecture, il advient de cette écriture quelque chose d’autrement plus révélateur. Son rythme effréné et vorace se fait la métaphore involontaire de la course délirante vers notre propre perte. Mais aussi de notre refus de voir cet horizon, car le monde que Pierre Ducrozet écrit est attrayant malgré tout. Les cataclysmes n’y font rien, le monde est « un délire violent et métallique » qui comble les attentes des personnages, c’est « un risque, un vide et une chance » qui donne envie. Le vertige en question est une sensation délicieuse, enivrante. Comme s’il s’adressait à June, son personnage de vingt-trois ans, qui ne veut plus entendre « responsabilité, sauver, refonder, elle veut des fulgurances et de l’oubli », l’auteur offre une fiction de substitution et d’évasion. De sinistre, notre époque devient excitante. Les protagonistes sont « pleins d’idées, de projets, d’ardeur, comme au début d’une histoire d’amour », leurs objectifs sont grandioses et hyperboliques, puisqu’il s’agit de réaliser « ce qu’aucun être humain n’a jamais réussi à faire ». Comme dans un James Bond du climat, l’application Télémaque sur Smartphone s’auto-efface, on rencontre des agents de la DGSE et, du MI6 à Shanghai, deux camps clairement délimités s’opposent avec les gentils héros d’une part et les méchants climato-sceptiques de l’autre. En revêtant notre présent de couleurs chatoyantes, Pierre Ducrozet en aplanit la gravité, tout en suggérant qu’il ne nous reste plus qu’à attendre sagement des super-héros.
L’un de ses personnages l’avoue, « il méconnaît entièrement le vivant ». Dans Le grand vertige, plantes, animaux, bactéries, sont posés là à côté des forêts, montagnes et autres « paysages » que les personnages ne font que traverser, comme s’il s’agissait d’un décor muet. Le monde entier est à la merci des protagonistes (June « avale les villes, le désert d’Atacama, la Bolivie, elle prend des bateaux, des trains, des avions – oui, elle devrait arrêter, elle sait, mais merde »). Le monde perdure sous une chape d’homogénéité. Les dérèglements climatiques font office de papier peint, ils ne sont pas représentés, mais leur évocation sert de prétexte à l’action des personnages. L’essentiel réside ici dans les relations entre humains. Bel exemple de « huis clos anthroponarcissique », pour parler comme le philosophe Baptiste Morizot. À ces représentations pauvres, monolithiques, du non-humain, correspond une fiction aux protagonistes unidimensionnels.
Surtout, Pierre Ducrozet reproduit dans son écriture la volonté de puissance qui nous a menés à cette situation de « vertige ». Son livre, prédateur, aspire à faire entrer le monde entier, à le reformuler, le quadriller, le maîtriser, le terraformer, le traverser avec une facilité étourdissante. Le grand vertige témoigne ainsi d’une double impasse littéraire et politique. Derrière des apparences de rupture, on sent un tenace esprit de continuité, une perpétuation des causes mentales du dérèglement dénoncé. Tout le roman trahit une crise de l’imagination. Il s’arrête juste avant un roman écologique ; en creux, il en dessine les contours. On aimerait une littérature qui déploierait notre imaginaire du vivant en tissant des connexions entre les personnages et ce qui les entoure, en élargissant le point de vue verticalement plutôt qu’horizontalement. Une littérature qui fendrait le décor planté par Pierre Ducrozet. Une littérature qui, comme chez Nastassja Martin ou Fabien Courtal, décentre le regard. Où les mots font voir, où ils ne servent plus seulement à mettre de la distance avec le réel, si catastrophique qu’il soit.