À la lecture du précédent recueil d’Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants (Flammarion, 2016), je notais ceci : « On aimerait qu’elle écrive une suite continue, un roman en vers. » C’est chose faite avec cette Sophie, un autre livre des enfants puisqu’il s’inspire des minces aventures de l’héroïne de la comtesse de Ségur.
Ariane Dreyfus, Sophie ou la vie élastique. Le Castor Astral, 107 p., 12 €
On penserait à la méthode documentaire de Cendrars, prélevant les vers de Kodak dans les romans de Gustave Lerouge, si Ariane Dreyfus ne nous prévenait que ce livre n’existerait pas sans le film que Christophe Honoré a tiré des célèbres romans pour fillettes. Elle se plaît à écrire à partir d’un matériau préexistant, assez souvent non littéraire : la danse, le cirque ou, comme dans ses deux derniers recueils, une œuvre de cinéma. Ce procédé consistant à se confronter à une matière étrangère, de la faire sienne en la métamorphosant, ici explicite et systématique, est en réalité universel : on n’écrit jamais la main vierge, branchée sans dérivations sur l’organe du sentiment.
Sophie de Réan, donc, dont les Malheurs, puis les événements des Deux petites filles modèles, sont restitués en un récit lâche fait de courtes scènes juxtaposées. Ce qui frappe avant tout, c’est qu’on est loin des bienséances morales auxquelles notre époque se plaît. Sophie a cet âge où la découverte du monde s’accompagne volontiers d’une certaine cruauté, qui est moins méchanceté qu’expérimentation, où la mort elle-même est sans conséquences, celle d’un écureuil ou d’un hérisson à l’égal de celle d’une poupée – et même, semble-t-il, celle de sa propre mère –, procurant au lecteur un plaisir trouble, réticent, un peu acide. La dureté est d’ailleurs partout dans ce récit, des rapports cyniques entre les époux Réan à la perversité de madame Fichini, la marâtre de Sophie après la noyade de sa mère – Ariane Dreyfus ne manque pas, à notre contentement, d’infliger le fouet à son personnage :
« Levez-vous, Mademoiselle, et sortez de l’eau
C’est le fouet
Qui va vous frotter le dos
Le fouet éducateur s’y met vite
Mais Sophie sait retourner
Contre son palais sa langue
Comme l’escargot le fait
Et son dos »
Tout, dans cette Vie élastique (beau sous-titre, un peu énigmatique, qui évoque ce qu’en jargon on appellerait aujourd’hui la « résilience » de Sophie, fouet oblige), concourt à nous plonger dans l’enfance. Les poèmes sont incrustés de remarques naïves (« parce qu’elle ne veut pas que sa poupée soit pâle »), d’images suggestives (« Fuir l’eau qui monte du chagrin »), de miniatures charmantes, comme ce crapaud surpris à « Aller à l’amour / En belles enjambées articulées » et « tendre vers la lune ses yeux gonflés », qui, de même que certaines maladresses voulues (« les très jolies choses admirables »), lui donnent le charme des vieux contes, auxquels cette enfance doit évidemment plus qu’à une quelconque réalité, même ancienne. Et, comme dans les contes, de nombreux poèmes se terminent par un vers aux allures de morale : « La peur marche plus vite que le plaisir ». Suite de l’épisode du crapaud : Sophie retrouve sur l’étang où elle l’avait abandonnée sa poupée morte :
« Le crapaud n’étant pas son prince
Sophie fouille le jonc fleuri pour voir ce qu‘il y a encore
Sans se couper les doigts elle y voit
La petite barque de la mort qui n’a pas navigué,
Est restée ouverte
Ainsi la poupée aura passé l’hiver
Les yeux au ciel comme aux nuages
Aura passé le temps
De la moisissure orne sa robe
De la terre le coin de ses yeux
Sophie la sort de là par un bras
La ramène dans sa chambre, la pose
Comme une bougie définitivement brûlée »
Il s’agit une poésie d’essence narrative, où les actions priment (au moins si l’on s’en tient à la grammaire) sur les sentiments. « En général, remarquait Ariane Dreyfus dans son précédent recueil, je préfère passer par le narratif, pour la dynamique possible, et la présence de personnages ». Pour autant que j’aie pu en juger (je n’ai pas poussé la conscience jusqu’à lire pour l’occasion les albums de la comtesse), l’autrice ne se contente pas d’emprunter ses vers aux deux romans, ni aux dialogues du film d’Honoré : il s’agit, quant à la langue, d’une vraie recréation. Tout au plus note-t-on une assez forte composante visuelle, due sans doute au film : « On ne sait pas si l’eau bouge, il y a trop de reflets ».
Tout en adoptant une écriture en harmonie avec son sujet, des vers d’une grande simplicité apparente, écrits à l’oreille et qui coulent sans heurt (l’autrice répugne aux mots rares ou éclatants, aux coupes audacieuses et aux obscurités, manière encore accentuée ici), Ariane Dreyfus trouble ses poèmes grâce à un découpage du récit qui ménage de nombreuses ellipses, leur donnant un léger fond de mystère. C’est ainsi qu’on ne sait pas toujours qui, de Sophie ou d’Ariane, conduit le récit : on passe par exemple sans solution de continuité, dans le même poème, de « Madame de Réan » à « Maman », en une étrange assimilation de l’autrice à l’héroïne. « L’émotion ne dit pas je», selon le mot de Deleuze cité en exergue du Dernier livre des enfants. La preuve par l’exemple.