Faire une Petite physique du roman : telle est l’intention de Dominique Rabaté dans ce bel ouvrage. En un projet original, il rassemble des études d’œuvres romanesques (depuis 1930) rédigées depuis une vingtaine d’années et retravaillées, précisées, redéployées enfin pour l’occasion.
Dominique Rabaté, Petite physique du roman. José Corti, coll. « Les Essais », 304 p., 23 €
Quel est le sens de la Petite physique que nous propose Dominique Rabaté ? Avec un peu de négligence, on pourrait se fier uniquement à la définition du dictionnaire : la physique est la « science qui a pour objet l’étude de la matière et de ses propriétés fondamentales ». Mais affirmer cela, c’est évidemment en dire trop peu : quelles sont ces lois que chercherait à dégager le critique en étudiant la matière romanesque ? Comment, de la sorte, nous apprendrait-il à porter un regard différent, à mâcher autrement les œuvres qu’il nous présente pour en faire sentir la singulière texture ?
La réponse nous parvient immédiatement : il s’agit avant tout de « faire entendre une énergétique » du roman. Autrement dit, est posée la question de ce qui anime la fiction romanesque en dégageant les dynamiques contrastées qui l’alimentent et la constituent. « La force romanesque […] se propose comme une négociation des forces qui mobilisent l’écriture, dans une transaction incessante où l’écrivain suit le mouvement qui le porte en l’épousant ou en le contrariant, selon un vouloir-dire qui est autant celui de l’auteur que celui du livre se faisant. » C’est également dans ce sillage qu’il faut entendre le mot « physique », emprunté à Bernard Pingaud (lequel note, dans une étude consacrée à La route des Flandres, que l’œuvre est « soustraite aux deux lois de la physique romanesque qui veulent qu’un récit progresse et qu’il soit situé ») : confronté à des gravités contraires, se nourrissant d’antagonismes, le roman advient.
Tout de suite, Dominique Rabaté prévient : il ne s’agira pas pour lui de placer la focale, à la manière de Jean Rousset, sur les structures textuelles : « je ne cherche pas à édicter des lois immuables de composition, ni à dégager des récurrences narratives […] L’analyse cherchera moins à élire une structure qu’à repérer tous les moments de tension et de frottement ».
Si les études réunies dans ce volume s’intéressent à quelques romans sur presque un siècle, Dominique Rabaté n’a pas pour objectif de constituer une histoire du champ littéraire contemporain − même s’il en indique probablement des jalons − ni de dresser un palmarès exhaustif. Il importe alors de préciser que « la physique du roman [proposée] ici reste modeste et attachée à convenir à chacun de ses objets singuliers ». L’intérêt est porté à la chose, non au type. Présences diverses, les œuvres ne sont nullement figées dans une enveloppe structurelle réductrice, mais restituées à leur complexité particulière prenant la forme d’un tout ; ce que d’ailleurs elles ne peuvent qu’être, au vu du « matériau nécessairement hétérogène du roman ».
De fait, c’est à une véritable traversée littéraire que nous assistons. Elle prend pour point de départ Jim Click ou la merveilleuse invention de Fernand Fleuret, roman littéralement débridé, brouillant dès l’abord les frontières entre vérité et fiction, maniant brillamment l’ironie constitutive de ce faux roman d’aventures. À cet ouvrage ayant connu une destinée étrange (il est commenté à l’occasion d’une réédition visant à le sortir de l’oubli), il faut ajouter Le bleu du ciel de Georges Bataille, dont la valeur prophétique, lors de sa rédaction en 1935, n’apparaît que dans un après-coup déstabilisant au moment de sa publication en 1957. Laquelle ne retirera rien, d’ailleurs, à la dimension trouble produite par l’œuvre : « Le roman pour Bataille ne vise certainement pas à régler ou apaiser les conflits qu’il doit au contraire attiser et porter à leur incandescence. Laisser dans leur irrésolution. » Ce qui donne une impression de désordre, l’intensité ne pouvant « manquer de détraquer sa composition » : on a là l’exemple extrême d’un roman se fondant sur un déséquilibre. Autre œuvre du premier XXe siècle, Le sang noir de Louis Guilloux tisse « un réseau d’affinités » entre ses personnages, dont la complexité fonde les tensions en présence, et fournit une grande variété de tons caractérisant le récit.
Par la suite, sont abordées tour à tour les œuvres de plusieurs Prix Nobel : les romans de Camus, semble-t-il, échappent strictement à la thèse qu’ils défendent (la « simplicité », réduisant l’emphase du discours édifiant, permet à L’étranger comme à La peste d’échapper au pur didactisme et de signifier en quelque sorte par une espèce de « déflation du banal ») quand La route des Flandres de Claude Simon, s’inscrivant dans une quête de la totalité et une esthétique de l’inachèvement, cherche à s’extraire de toute gravité physique construite par le roman traditionnel.
En ce sens, si le roman n’a ni début ni fin, il n’a peut-être plus de centre (ou se définirait, se creuserait par rapport à un centre en dehors de toutes bornes liminaires). Rappelant qu’en cela le roman de Simon inverse le schéma du projet proustien (À la recherche du temps perdu, n’ayant cessé de se dilater jusqu’à la mort de son auteur, se déplaçait justement vers une fin à atteindre), le critique tisse discrètement des liens entre les auteurs commentés dans ses analyses. C’est que La vie mode d’emploi de Perec « a une forme d’achevé qui dit l’inachevé », autre positionnement possible du roman dans cette perspective.
Ce jeu d’échos se poursuit dans le recueil, et le lecteur balisera lui-même son parcours en son sein : une étude est consacrée aux Choses de Perec, roman traitant de manière originale la question du collectif (l’individu s’y dilue, « représentant quasi anonyme d’une expérience qui aura été celle de tous »). On pourra alors penser, par exemple, aux romans de Maylis de Kerangal, dont la figure centrale peut devenir celle d’un peuple de héros. Par ailleurs, s’intéresser au romanesque peut nous pousser à examiner le traitement qu’en fait Marguerite Duras ; mais évoquer Duras, c’est également parler de Modiano (au détour d’un paragraphe, les cadres narratifs de l’un et de l’autre sont comparés). On peut alors se plonger – d’un auteur l’autre – dans l’article consacré à Villa Triste, où on lira telle référence à Pascal Quignard, à qui est consacré un article (portant plus particulièrement sur les lieux, comme c’était le cas pour Modiano) ; et là encore seront évoqués Proust et Perec.
On l’aura compris, les études réunies par Dominique Rabaté nouent entre elles des liens nombreux, de manière plus ou moins ténue – chemins de traverse d’un livre qui en compte plus d’un –, sans jamais dévier de l’axe choisi et en proposant toujours des observations singulières et précises, y compris sur des contemporains (Jean Echenoz, Marie Ndiaye, Laurent Mauvignier, mais aussi Alain Nadaud et Éric Marty, et Michel Houellebecq).
Si la disposition des articles suit un ordre chronologique, elle n’empêche nullement un renvoi des uns vers les autres. Dominique Rabaté nous précise dans son « Prologue » qu’il ne s’agit pas d’un hasard si l’étude consacrée à Jean-Patrick Manchette jouxte celle dédiée à Georges Perec : on peut y voir « avec des moyens différents une nouvelle voie au réalisme, de nouvelles façons romanesques de dire le sujet collectif de la société de consommation ». Une place est ainsi faite à ce qu’on a considéré pendant longtemps comme une « littérature de genre », celle du roman policier ou noir, renouvelé en « néopolar » chez Manchette, sans oublier ses prédécesseurs, Boileau et Narcejac, proposant une voie inédite de composition au classique roman de détection. Ces œuvres autrefois strictement circonscrites à un « genre » mésestimé sont placées sur un plan qui dépasse largement ce problème de caste.
Les perspectives tracées dans ce livre montrent donc les nécessaires tensions présentes dans l’œuvre ; tensions qui induisent une dynamique propre aux grands romans. La manière dont elles prennent forme varie d’un auteur et d’un livre à l’autre, mais leur présence, toujours décrite de manière convaincante, nous fait adhérer pleinement à une vision non structurelle mais proprement dynamique de l’objet romanesque.