La pensée comme aventure de vie

L’autobiographie philosophique de Barbara Cassin est un livre plein d’enthousiasme, porté par les dieux, et par l’énergie communicative que la philosophe met dans tout ce qu’elle fait. Une phrase marquante, entendue plutôt qu’énoncée, et dont elle se souvient, déclenche le récit d’un petit pan de vie et la réflexion sur la sagesse, le langage, l’étranger. Un très beau témoignage de la manière dont la pensée et l’existence s’entretissent.


Barbara Cassin, Le bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique. Fayard, 245 p., 20 €


Ce sont des phrases qui nous font, des mots d’enfants, des phrases qui sauvent, des qui font mal, des qui amusent ou procurent « le bonheur d’être au chaud dans le lit d’une grand-mère en dentelles noires et de pouvoir avec elle rire de tout ». La première idée forte de ce livre est ainsi d’affirmer que le langage nous forme autant que nous nous en servons. Prendre le mot au mot, suivre le nom, sont des impératifs plus forts que tout : à commencer par le prénom, Barbara, les Barbares pour les Grecs, ceux qui disent « bla bla bla » ; le suivre, c’est donc se mettre ainsi au bord externe du monde, se sentir autre et se sentir par l’autre. « Je ferais mieux de me taire », dit celle qui parle tout le temps. Ou, comme elle le fait avec ce livre, de prendre le chemin depuis un autre carrefour, ou de rebattre les cartes, pour retrouver « le terreau ou la chair des idées », remettre la vie dans les concepts.

Suivre les noms mais aussi suivre ce qu’on n’attend pas : la spontanéité, Barbara Cassin la tient de sa mère peintre (son portrait en médaillon sur la couverture de l’ouvrage livre d’elle une trace à la fois tendre et mystérieuse), et elle en fait une force philosophique, qui la conduit à refuser les voies canoniques ou royales de sa discipline, à contester la philosophie depuis son lieu le plus ancien, les présocratiques, Gorgias, Parménide, Héraclite, tout en leur déniant leur statut d’aurore, malgré l’enseignement de Heidegger. Être autrement présocratique, c’est l’être sans l’universel comme horizon, c’est aussi l’être en tant que femme, capable de comprendre singulièrement le mot-valise du grec, kaloskagathos, « bel et bon ». Ses rapports conflictuels avec la philosophie se sont traduits institutionnellement puisqu’elle a raté l’agrégation six ou huit fois (quand on aime, on ne compte pas !). La médaille d’or – la plus haute distinction du CNRS –, qui lui a été décernée il y a deux ans, tout comme l’élection à l’Académie française en 2019, révèlent à cet égard le chemin parcouru.

Barbara Cassin, Le bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique

Barbara Cassin (2006) © Jean-Luc Bertini

Ce chemin n’est pas solitaire et c’est aussi une des puissances du livre que de mettre en scène, tel Ulysse, ses compagnons. Il y a d’abord sa famille, celle dont elle hérite et qu’elle perpétue autrement. Du côté paternel, ce sont des Juifs assimilés – René Cassin est son grand-oncle, elle n’a pas de lui que des bons souvenirs – et, du côté maternel, des Juifs hongrois dont la plupart sont athées. Elle-même recevra une éducation catholique car, après la guerre, sa mère pense que ça sauve. Il y a ses deux fils, Samuel et Victor, qui la forment autant qu’elle leur transmet. Son livre est d’ailleurs présenté comme un dialogue avec Victor, même s’il n’adopte pas explicitement cette forme. Mais exposer ce dispositif est une façon encore de revendiquer la spontanéité, l’oralité comme poétique et l’importance de la transmission, essentiel contre-don lorsqu’on n’avance pas seule. Et puis il y a les familles horizontales, celles qu’on se constitue au fil de la vie, autour de Michel Deguy et de Godofredo Iommi et la revue de poésie, autour de Jean Beaufret, René Char et Heidegger au Thor et à L’Isle-sur-la-Sorgue, avec Jean Bollack et Heinz Wismann pour la philologie, avec Jacques Derrida et Philippe-Joseph Salazar dans la commission « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud, avec le monde entier de la pensée dans l’entreprise considérable du Vocabulaire européen des philosophies, publié en 2004. Ces alliés sont bien plus que des passants dans son existence, et Barbara Cassin parvient à leur donner une vraie présence dans son livre, à expliquer avec eux ce que veut dire la présence.

Ainsi, l’amour est un des grands sujets du livre, l’amour feuilleté comme le temps et qui connaît toutes les déclinaisons et les intensités. Les passions qui durent dans la tête – comme celle de René Char – ne sont pas les mêmes que celles qui durent dans le temps. Le livre rend hommage à Étienne Legendre, le mari de Barbara Cassin, le père de ses enfants, mort d’une tumeur au cerveau il y a près de quinze ans. Elle exprime les effets de sa bienveillance et de la connivence, la liberté qu’il lui donne. Elle montre la proximité de l’amour et de la mort tout en évoquant la gaieté qui peut entourer aussi un mourant. C’est ce qui donne son titre au livre : « le bonheur, sa dent douce à la mort » : « Nous étions incroyablement heureux, alors qu’il était mourant. C’est fou. Mais ce n’est pas fou du tout : cela tient à la perception du temps et à la perception de ce que c’est un autre. » Elle le célèbre comme son autre absolu, car c’est l’autre qu’elle aime et qu’elle veut aimer. Et Homère encore une fois car, chez lui, tous les hommes savent qu’ils vont mourir.

Barbara Cassin n’aime pas l’Un, pas plus l’unique que l’universel. C’est pourquoi elle a fait sienne la proposition de Derrida, « plus d’une langue », qu’elle a fait graver comme devise sur son épée d’académicienne. Les langues ne sont pas seules et, pour pouvoir se confier à sa langue maternelle, il faut savoir que d’autres sont étrangères, expérience aiguë qu’elle connaît avec des enfants psychotiques à qui elle transmet la philosophie aux côtés de Françoise Dolto. Et la langue maternelle est ici partout, langue de la mère, de la grand-mère, langue en tant que mère, langue populaire, langue de la chanson. Elle accueille toutes les autres, la grecque, l’anglaise, l’allemande, le masculin, le corse, la poésie. La grande entreprise du « dictionnaire des intraduisibles » (ou Vocabulaire européen des philosophies, ou VEP), comme l’exposition du Mucem de 2016 (Après Babel, traduire), célèbrent cette pluralité comme une chance et font se frotter les langues et leurs différences. Cette tâche est infinie, car les langues changent par leur rencontre.

L’autobiographie est philosophique de passer de la phrase à l’idée et de faire de l’idée cette donnée mouvante, toujours à reprendre, toujours à creuser. Pas plus qu’il n’y a d’un, il n’y a de vérité absolue pour Barbara Cassin ; tout est plutôt de l’ordre de l’agencement ou du possible. Une des propositions sans doute les plus surprenantes du livre tient à l’éloge du mensonge. Être un génie de la vie, c’est aussi être un génie du mensonge, explique-t-elle en rappelant cette phrase de sa mère alors que son père avait fui la Gestapo : « Épouser un juif, moi jamais ! » Ce « mensonge instantané qui vient et qui sauve », qui remonte à avant sa naissance, est un art de combat séminal en ce qu’il explique son rapport aux sophistes, à la philosophie et au langage : en renouant avec un temps de la philosophie où celle-ci avance avec la poésie et non pas sans elle, elle comprend que la vérité peut se dire autrement : avec la fiction, avec les jeux de mots et avec d’autres mots.

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