D’aspect austère, Méga Istanbul aurait pu n’intéresser que les spécialistes de l’urbanisme des mégapoles. Il n’en est rien. L’anthropologue Yoann Morvan et l’architecte Sinan Logie nous invitent à traverser quelques « lisières urbaines » de l’énorme ville qu’est devenue la capitale turque. Leur livre est absolument passionnant car il nous éclaire sur l’idéologie de l’AKP (Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur) et sa mise en pratique par Erdoğan. Pour faire contrepoids, rien ne vaut la lecture érudite et plaisante d’Istanbul rive gauche de Timour Muhidine.
Yoann Morvan et Sinan Logie, Méga Istanbul. Le Cavalier Bleu, 194 p., 20 €
Timour Muhidine, Istanbul rive gauche. CNRS Éditions, 383 p., 26 €
Selon un itinéraire bien choisi, le lecteur est conduit dans des endroits d’Istanbul où le touriste ne va guère. Les descriptions précises – et impitoyables – des lieux périphériques nous font découvrir un projet démiurgique où la fierté nationaliste s’exprime dans un « rétro-futurisme néo-ottoman », sans égard pour l’avenir. De belles photos en noir et blanc, assez crépusculaires, illustrent bien l’injonction : « Toujours plus loin, toujours plus toxique ».
Istanbul est devenue « un point chaud de l’urbanisation généralisée » qui s’étend sans limite. C’est aux franges de la ville que les mutations urbaines sont les plus saisissantes. Avec seize millions d’habitants, soit le quart de la population du pays, la ville fournit 40 % des recettes fiscales. Certes, l’affairisme de l’AKP n’est plus à démontrer : « La mise sur le marché immobilier de nombreux quartiers informels, des anciens espaces industriels, du foncier public ou encore des forêts a généré un frénétique Monopoly ». Toutefois, cette transformation n’obéit pas seulement à un projet purement économique, à preuve ce nouveau centre d’affaires dans le quartier de Maslak qui s’appelle… Mashattan ! L’affirmation d’un pouvoir conquérant est évidente. Erdoğan voulait faire entrer la Turquie dans la liste des dix premières puissances mondiales, en 2023…
La Turquie d’Atatürk doit être effacée au profit d’un ottomanisme réinventé ; ainsi, le bâtiment des archives ottomanes, dont l’architecture « comporte des références appuyées aux périodes seljoukides et ottomanes pour tenter de magnifier la turcité ‟éternelle” ». Sis dans « les Eaux douces d’Europe », le bâtiment est malheureusement en zone inondable. Non loin de là, le centre culturel municipal de Kağithane est « d’architecture post-moderne de carton-pâte, d’imitation (néo-)ottomane ». Ces reconstitutions, souvent kitch, sont une revanche sur la République turque qui avait voulu se substituer aux traditions de l’Empire et à son histoire.
L’étalement urbain étant considéré comme un signe de dynamisme et de puissance, des cartes nous montrent les marges d’une ville qui sont sans cesse repoussées, et ce, des deux côtés du Bosphore. L’expropriation des plus vulnérables et celle des communautés hostiles à l’AKP n’ont pas manqué. Évidemment, à mesure que l’on s’éloigne du centre, la qualité de l’architecture décroît. Toutefois, l’idéologie AKP présente des invariants.
L’influence des États-Unis est très perceptible dans les nombreux habitats « enclos », les « gated communities », très prisés des classes moyennes et supérieures. Ils se propagent, depuis vingt ans, sur l’ensemble des franges. L’entre-soi, le sentiment de sécurité (avec parfois un service de sécurité permanent) et la proximité d’une autoroute font leur succès. C’est naturellement le littoral européen de la mer de Marmara qui provoque la ségrégation spatiale la plus forte : « Les multiples clôtures barbelées ou grillagées qui séparent les lotissements, trouvent leur apothéose sur la plage ». Les points de vue panoramiques, les parcs et les forêts, font aussi l’objet d’appropriation, parfois aux marges de la légalité.
Ces unités architecturales associent mosquée, supermarché et centre de loisirs, en particulier pour les enfants puisque Erdoğan incite les femmes à en avoir trois, voire cinq. Ainsi, le projet Mall of Istanbul envisage, sur 538 000 hectares, un centre commercial, un parc d’attractions, des expositions permanentes sur l’Empire ottoman, des bureaux, un hôtel et des logements résidentiels. On compte ainsi, sur le territoire stambouliote, une centaine de « shopping malls » (supermarchés « mastodonte »), véritables « étendards de la globalisation », « sas d’intégration urbaine et sociale ». Toutefois, au vu de la dette des ménages, Erdoğan, en 2013 déjà, avait déconseillé aux ménages modestes d’utiliser leur carte de crédit !
La grandeur est prise dans les deux sens du terme, d’où des records qui sont autant d’arguments électoraux stimulant la fierté nationale : premier immeuble de bureaux au monde en forme de Z, plus hauts piliers du monde (pont Fatih), aéroport dépassant la superficie de Manhattan, Centre international de la finance de deux millions et demi de m², plus grand palais de justice du monde, mosquée de Çamila accueillant 30 000 fidèles et visible de tous les points centraux, etc. Le projet le plus mégalomaniaque reste cependant dans les cartons : le percement d’un canal reliant mer Noire et mer de Marmara qui doublerait le Bosphore. Cette hubris a provoqué une ample déforestation (des millions d’arbres ont été coupés pour la construction du troisième périphérique et de l’aéroport) et, avec le changement climatique, l’approvisionnement en eau va devenir problématique.
L’AKP a provoqué l’émergence d’une nouvelle classe d’hommes d’affaires, tout particulièrement dans le secteur de la construction. Apparaît une bourgeoisie « conservatrice et sunnite, consommatoire et entreprenante à grands frais ». La rente immobilière a permis au parti de cultiver un clientélisme massif. Rappelons que la loi sur les marchés publics a été révisée 186 fois en 16 ans… De plus, Istanbul demeure une base arrière du capitalisme européen, sans égard pour l’environnement ni pour les droits syndicaux (Yves Rocher renvoya ses employés syndiqués en 2018). Et que dire de l’emprunt au français du mot « tâcheron » (« taşeron ») pour désigner le sous-traitant !
La crise économique qui se profile, la pandémie dont les chiffres ont été minimisés, les accrochages militaires en Méditerranée, poussent Erdoğan à la surenchère, d’autant que l’AKP a perdu les municipalités d’Istanbul et d’Ankara en 2019. Mais que dire surtout du risque de séisme, Istanbul se trouvant sur la ligne de faille ? Un tremblement de terre dépassant la magnitude 7, c’est-à-dire « très fort », est prévu dans les années qui viennent.
Quant aux « errances urbaines » de l’éditeur Timour Muhidine, elles lui permettent de rappeler l’histoire de la bohème turque entre 1870 et 1980. La nostalgie ne nous épargne pas à la lecture de chapitres qui jalonnent l’histoire du quartier de Péra, « la ville franque ». Allant de Galata à la place Taksim, cet espace préserva « son caractère authentiquement européen » jusque dans les années 1960. La relation artistique et intellectuelle avec Paris fut forte, d’où le « rive gauche » du titre qui évoque le Quartier latin. Ville dans la ville, Péra ressemblait à une enclave étrangère et cosmopolite, avec théâtres, cafés, grands hôtels, librairies, ambassades, sans oublier banques et églises. Soufflait « une France de l’esprit » repoussoir pour les esprits traditionnels ou inspirante – du réalisme à l’existentialisme, en passant par le surréalisme – pour les artistes.
Avec une érudition qui n’est jamais pesante, Timour Muhidine analyse les diverses époques qui épousent les mouvements de l’Histoire, de 1870 à 1980, en adéquation avec l’apothéose de la culture et de la langue françaises puis de leur irrémédiable déclin. En sont explorées les prémices, avec la naissance d’un véritable mythe, puis la Belle Époque jusqu’à Mai 68. L’ouvrage se clôt en 1980, date du coup d’État et de la mort de Sartre, et retrace une vie culturelle extrêmement vivante, très au fait de la modernité et des enjeux. Cette réalité est bonne à rappeler pour comprendre les contradictions profondes qui traversent encore la société turque.