Le mot « yougoslave » a disparu de notre vocabulaire, et rares sont les nostalgiques, rêveurs ou militants qui l’emploient encore. Danilo Kiš l’aimait, David Albahari aussi. Maintenant, quiconque est né près du Danube, de la Save ou de la Drave, près de Sarajevo ou de Belgrade, se désigne comme Croate, Bosnien ou Serbe. Thierry Beinstingel est issu d’une famille souabe du Danube. Yougoslave, son dernier roman, raconte ce qui a ressemblé à une utopie. Chronique ou roman, cet hommage au monde perdu de son père est un livre qui parle d’une Europe bien lointaine, faite de tourmentes et d’espoirs.
Thierry Beinstingel, Yougoslave. Fayard, 560 p., 24 €
Puisque je mentionnais David Albahari, une scène, tirée de son roman L’appât. Le narrateur, qui ressemble à l’auteur, dialogue avec un Canadien. Ce dernier possède l’immensité géographique, l’Européen, modelé par l’Histoire, lui montre une carte des Balkans que l’autre méprise et froisse rageusement. Ces frontières, ces mélanges, non, cela ne le concerne pas. L’épisode semble emblématique. Qui veut comprendre l’Europe doit connaître cette zone volcanique ou tempétueuse. Le roman de Thierry Beinstingel est pour cela une excellente entrée : la littérature éclaire finement ce que certains essais peinent à montrer.
Yougoslave est la chronique, de 1791 à nos jours, de ce que fut la vie d’une famille « souabe du sud ». À cette époque, la monarchie en place à Vienne incite ses habitants à créer des colonies dans cette zone frontière du continent. De l’autre côté se trouve l’Empire ottoman. Entre Autrichiens et Turcs, le contentieux est ancien, sans parler de celui qui oppose ces mêmes Turcs aux Hongrois. Frantz, l’ancêtre de l’auteur narrateur, est le premier à suivre le cours du Danube. Ce fleuve est « l’aimant ». On pourrait aussi bien dire qu’il sert de boussole ou de point de repère. S’orienter dans ces contrées n’est pas facile. Heureusement, il est d’autres moyens que la géographie pour trouver sa place. Par exemple, l’amour, le labeur, ou, pour reprendre un titre ancien, les travaux et les jours. Le roman de Thierry Beinstingel accorde en effet une place importante à la couture, à la métallurgie, aux ouvrages des champs et, bien plus tard, au travail du chauffeur routier qu’a été Léo, le père du romancier. Qui a lu Composants, Retour aux mots sauvages ou Ils désertent (Fayard, respectivement 2002, 2010 et 2012) sait combien Thierry Beinstingel est attentif aux noms et aux verbes – énumérés à l’infinitif – qui désignent l’activité du travailleur. Ce souci n’est pas vain car – comme il le note après Robert Linhart, Leslie Kaplan et François Bon – les mots « atelier » et « usine » ont été effacés de notre lexique. Tous les ancêtres qu’il évoque sont d’abord des travailleurs manuels dont chaque geste compte.
De même, les objets, les véhicules sont là, pas seulement parce qu’ils disent l’époque mais parce que décrire une TSF, nommer un pot à lait en fer blanc ou des souvenirs de voyage que l’on n’a pas rapportés mais qui auraient pu décorer un mur, c’est dire un monde disparu, un monde à toucher et à voir. Privilèges rares au temps du numérique : la matière compte moins.
Souabes du sud, donc. Ils parlent allemand, sont catholiques, dans des terres où langues et religions se côtoient, se mélangent, avant de s’opposer. Les Serbes ne trouvent guère leur compte chez les Austro-Hongrois ; un tailleur juif est insulté par des Hongrois ; les Souabes sont mal vus, notamment après la Seconde Guerre mondiale. La Yougoslavie dirigée par Tito ouvre des camps dans les îles de Croatie. Le vernis craque, les couleurs des cartes postales s’estompent, les slogans sur l’autogestion ne trompent plus grand monde. En 1991, les guerres commencent. Le mal vient de plus loin : cette région de l’Europe a payé l’un des plus lourds tributs entre 1941 et 1945. Aucune famille n’a échappé aux massacres commis par les Oustachis, les Tchetniks, ou par les nazis. L’héritage est lourd. Et tout a commencé bien avant, quand débute un siècle, à Sarajevo en août 1914. La Yougoslavie naîtra en 1918. De cet attentat, l’arrière-grand-mère du romancier est témoin. Comme sa grand-mère et son père sont témoins, à Berlin, de l’effondrement du Reich. N’en disons pas plus sur cet épisode ; il peut intriguer.
L’histoire familiale, qui se voudrait banale, effacée, n’échappe jamais à l’histoire du continent. La division du roman en atteste. Comme dans une chronique, chacune des six parties porte des dates, pas toutes liées à un événement marquant. Le flux importe davantage. 1930, année de naissance de Léo, père de l’auteur, est lourde des ans qui suivront, en Allemagne, en Italie, et ailleurs. 1958, naissance de Thierry, est aussi l’année de Gaulle, dont l’épouse fait son marché à Langres. Détails ? Oui, bien sûr, comme toujours dans un roman. De même que les allusions à Picasso et Beckett, Julien Gracq et Claude Simon, témoins et acteurs de la débâcle en 1940, de la Libération en 1944. Les artistes sont de ce temps, réels dans la fiction car le mot « roman » importe : « est roman ce qui se frotte à ce qui fut, ce qui s’élabore en questions et non en réponses ; est roman ce qui navigue entre invention et roman ; est roman la langue qui s’insinue dans ces interstices, celle qui rend hommage aux vies ténues qui nous ont précédés ».
Celui qui porte un nom venu d’ailleurs, dont le père a été « naturalisé » après avoir vécu en DP (« displaced person »), dont les prénoms étaient aussi multiples que les langues par lesquelles on l’appelait, ne peut qu’être touché par ce roman et par la définition que Beinstingel en donne. On ne se transmet pas de tête de loup empaillé dans ma famille, famille aux branches très dépouillées, mais les documents officiels et autres formulaires racontent une histoire similaire.
Thierry Beinstingel écrit en curieux, souvent en passionné. La silhouette de Rimbaud est présente, comme dans tous ses romans, celle de Tolstoï s’impose, comme un lointain modèle, et celle de Hugo. Mais peut-on écrire La Guerre et la Paix ou Les Misérables alors que le passé simple a laissé la place à ce « passé composé qui compose avec le présent » ? L’épopée est impossible, pense-t-il. Du moins celle qu’écrivaient ces géants d’un siècle révolu. Tolstoï est dans le roman un volume de la Pléiade, dont Léo soulignera un passage, au sujet d’André Bolkonsky : « S’il y avait en lui quelque chose de particulier, c’était son air réfléchi et fier, et la langue française qu’il parlait avec une perfection surprenante ». Léo se reconnaît là. Ce désir de perfection le touche, je le reconnais aussi chez une personne longtemps « déplacée », mon père.
Beinstingel privilégie un personnage, porteur de son époque. Frantz quitte l’Autriche qui enterre Mozart en catimini, Georg lui succède, et Georgius, puis Paul, Léo : des hommes dont le romancier ne sait pas grand-chose, qu’il fait très rarement parler : le dialogue serait aussi faux qu’un passé simple en la circonstance. Et quand il se sent trop loin, il laisse de l’espace : « Il faut inventer… il faut imaginer », écrit-il. C’est justement le chemin du lecteur.
Yougoslave est sans doute le roman que son auteur-narrateur devait écrire. Un livre qui s’imposait et dont on aime la profusion, la générosité. Ces qualités sont celles de ce fleuve majestueux que l’on appelle Donau, Dunav, Duna ou Tuna, selon les paysages qu’il traverse. Pour le moment, nous ne pouvons les voir que grâce à la fiction.