Une autre histoire de l’Institut Warburg

Les Fragments sur Aby Warburg rassemblent un grand nombre de documents rédigés par Gertrud Bing (1892-1964) sur le fondateur de l’iconologie, en vue d’une biographie qui ne put voir le jour en raison du décès de l’auteure. Cette publication importante permet de (re)découvrir un personnage essentiel mais méconnu de l’histoire de l’art, dont le témoignage offre une vision incarnée et critique de l’ensemble de cette discipline au XXe siècle.


Gertrud Bing, Fragments sur Aby Warburg. Documents originaux en allemand, en anglais, en italien et leur traduction française. Édités par Philippe Despoix et Martin Treml. Préface de Carlo Ginzburg. Éditions de l’INHA, coll. « Inédits », 270 p., 30 €


Convainquant ses médecins de sa santé recouvrée grâce à une conférence devant patients et soignants, où il compare l’art hopi et celui de la Renaissance italienne, Aby Warburg réussit à quitter en 1924 l’hôpital psychiatrique où il était interné depuis la fin de la guerre qui l’avait plongé dans un délire paranoïaque. Pendant ses six ans d’internement, son institut de Hambourg avait continué de vivre, sous la direction de Fritz Saxl, bien obligé de recruter de nouveaux collaborateurs. Parmi eux, Gertrud Bing, rapidement chargée de diriger la bibliothèque de l’Institut Warburg, entreprise centrale de l’histoire de l’art du siècle. De 1924 à sa mort en 1929, Aby Warburg l’associe ensuite, en collaboratrice et amie proche, à toutes ses activités dans une période intellectuellement et institutionnellement prolifique.

Gertrud Bing, Fragments sur Aby Warburg

Gertrud Bing (1933)

Avec Saxl, Gertrud Bing est l’une des principales instigatrices du déménagement nécessaire du Warburg Institute à Londres en 1933, pour fuir le régime nazi qui voyait d’un mauvais œil ce rassemblement d’intellectuels à la fois critiques et juifs. À Londres, la nouvelle vie du Warburg Institute est celle d’une résistance au nazisme, par l’accueil de réfugiés comme par la poursuite d’une activité scientifique sans pareille à l’époque et jusqu’aujourd’hui. Après la Seconde Guerre mondiale, la mort de Fritz Saxl invite une nouvelle génération brillante d’historiens de l’art à prendre en main l’héritage de la « Trinité » Warburg-Bing-Saxl : Ernst Gombrich, Erwin Panofsky, Frances Yates, Daniel Walker, jusqu’au jeune Carlo Ginzburg, de passage à Londres pour un séjour marquant dans les années 1960. Gertrud Bing, directrice de l’institut de 1955 à 1959, fut la figure tutélaire de ce relais générationnel.

Peu avant son décès, la chercheuse s’était lancée dans un projet de biographie d’Aby Warburg, pour tenter de restituer son admiration pour l’homme comme pour le legs intellectuel et artistique de celui qui aimait se dire « Juif de naissance, Hambourgeois de cœur, Florentin d’esprit ». Jamais achevée, encore moins publiée, cette étude fut oubliée au profit de celle de Gombrich, qui en 1970 imprima dans les mémoires une figure mythifiée de Warburg et de son œuvre. Les fragments préparatoires à la biographie de Bing – conférences, manuscrits, correspondances, etc. – exhument ce projet fantôme, composé au soir d’une vie où se donnent à voir non seulement toute l’histoire de l’art du XXe siècle mais aussi tous les chemins possibles qu’elle n’a pas empruntés. D’où un ouvrage d’une importance rare, permettant de retracer pas à pas le cheminement ayant présidé à la création d’une méthode et d’un domaine de recherche.

Gertrud Bing, Fragments sur Aby Warburg

Gertrud Bing (1962)

Ces Fragments remédient d’abord à l’oubli massif dans lequel est tombé Gertrud Bing, décrivant malgré l’auteure une incroyable domination exercée sur et contre les femmes, jusque dans des espaces intellectuels aussi collaboratifs et progressistes : un grand nombre des travaux de Gertrud Bing ne furent pas signés de son nom, soit au profit de ses collègues masculins (Saxl, notamment), soit au profit de l’institution elle-même, dans laquelle s’est fondue la chercheuse et bibliothécaire, à l’inverse des autres membres du Warburg Institute. Les hommages posthumes et nécrologiques de très nombreux auteurs européens en 1964 attestent ainsi d’une communauté intellectuelle et humaine soudée par Bing autant que par le centre londonien, tout en se lisant a posteriori avec l’amertume des ressorts méandreux et banals de l’invisibilisation.

Car Gertrud Bing jamais ne se plaint de son sort, bien au contraire : mémoire et moteur du Warburg Institute, gardienne du temple fidèle jusqu’à sa mort, ses textes impressionnent par une érudition et une virtuosité technique qu’elle met constamment au service de sa communauté de recherche, à Londres, en Allemagne, et bien sûr à Florence. Les Fragments sont de ce point de vue d’abord l’exhumation d’un esprit brillant, qu’une bibliographie anonymisée et éclatée empêchait jusque-là de lire aisément. Son héritage est indissociable de celui de Warburg, pensant toujours à partir de la vie et de l’œuvre du maître et ami, qu’elle cherche à transmettre sans pouvoir s’empêcher de les réinventer. Les digressions de Gertrud Bing sur la méthodologie de Warburg ou sur l’importance de la bibliothèque comme espace humain et savant de création d’une communauté de travail sont passionnantes en elles-mêmes, mais aussi en ce qu’elles traduisent une symbiose rare entre deux personnages discutant l’un avec l’autre, désignant la création intellectuelle dans une incarnation biographique et humaine rarement palpable à un tel point.

Gertrud Bing, Fragments sur Aby Warburg

Aby Warburg chez les Indiens Hopi (1896)

Les Fragments inventent ou rétablissent un Warburg ancré dans son temps (sa prescience angoissée de la montée de l’antisémitisme), sa vie (sa méticuleuse bibliophilie à l’origine, avec une immense fortune familiale, de la fameuse bibliothèque) et ses innovations méthodologiques. Dans ce dernier cas, Gertrud Bing ouvre la voie à une critique féconde de la figure de Warburg créée notamment par Gombrich et Panofsky, qui ont pu orienter la mémoire de leur maître en fonction de leurs propres travaux. L’aspect vague de la notion d’iconologie a pu servir une forme de simplification du travail d’Aby Warburg, suscitant les critiques amicales et fascinantes de Gertrud Bing, qui pointe dans sa correspondance une trahison partielle de cette démarche, à trop insister sur la psychologie ou le symbolisme comme le font Panofsky, Gombrich et d’autres.

Critiques fascinantes, en ce qu’elles replacent Aby Warburg dans sa génération, rappelant l’influence de l’histoire universitaire allemande de la fin du XIXe siècle, creuset de la pensée et des innovations de Warburg. Mais, plus encore, fascinantes par leur capacité proprement dystopique à interroger les possibles non explorés de l’histoire de l’art. L’orientation du Warburg Institute des années 1950-1960 fut celle de cette iconologie. Jusqu’à Daniel Arasse ou Carlo Ginzburg, la notion a marqué de son empreinte incommensurable la discipline dans la seconde moitié du XXe siècle. Gertrud Bing permet d’en montrer la part d’arbitraire, de fantasme. La plus grande force de ces Fragments est ainsi de proposer une histoire alternative, qui ne délégitime ni ne dévalue jamais celle qui est advenue ; elle la renforce plutôt, en incarnant son humanité, les doutes et les affirmations qui la constituent.

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