Il est assez rare de trouver un romancier s’intéressant à la profession d’architecte. Dans son troisième roman, d’élégance classique, Art Nouveau, Paul Greveillac reste fidèle au roman historique, déroulant lentement le cours d’une vie de création et d’amour, de gloire, de succès, de déceptions, sans donner véritablement d’intrigue structurante, le destin de l’architecte imaginaire Lajos Ligeti étant le prétexte d’une vision kaléidoscopique d’un monde disparu, celui de l’empire d’Autriche-Hongrie, entre 1894 et 1913.
Paul Greveillac, Art Nouveau. Gallimard, 288 p., 20 €
Art Nouveau renvoie immanquablement aux nombreux auteurs autrichiens ayant vécu le déclin et la fin de cet empire bicéphale et multiculturel (Joseph Roth, Stefan Zweig, Hugo von Hofmannsthal, Robert Musil…). Paul Greveillac a sans doute été fortement imprégné de cette littérature tout à la fois élégiaque, sarcastique et dépressive pour écrire ce roman étrangement suranné, à l’image de ces architectures « autrichiennes » que l’on peut encore trouver dans les villes de l’ancien empire, depuis Zagreb jusqu’à Lviv.
Comme cette architecture, le roman est rempli d’un sentiment de douce tristesse, enfouie et lancinante, difficile à exprimer : vient-il de la nostalgie d’une grandeur, d’une prospérité peut-être, mais aussi d’une communauté de destin des peuples de l’Empire, d’une insouciance démocratique qui a ensuite disparu ? Ou de la tentation, non dénuée d’un certain essentialisme parfois maladroit de l’auteur, de toucher à une « âme » délicieusement dépressive, à la Sehnsucht des peuples multiples de l’ancienne Autriche-Hongrie ?
Lajos Ligeti en est l’illustration parfaite. Ce jeune architecte viennois d’origine juive qui va accomplir toute sa carrière à Budapest est un personnage fictif. On peut sans doute le regretter. Mais il rencontrera sur son chemin un certain nombre de figures bien réelles, l’architecte hongrois Ödön Lechner (1845-1914) et son grand rival Ignác Alpár (1855-1928), représentant de l’académisme ; les élèves de l’atelier de Lechner, dont certains seront aussi des architectes de renom ; Marcell Komor (1868-1944), Dezső Jakab (1864-1932), Markus Géza (1871-1912). On croisera plus loin dans le texte Béla Bartók, Egon Schiele…
L’auteur a mené des recherches pour reconstituer en partie les réseaux, les acteurs, les événements (les maîtres d’ouvrages, les industriels commanditaires, les grands chantiers à l’œuvre entre 1894 et 1913). Cependant, le lecteur qui souhaiterait en apprendre davantage sur le fonctionnement du monde de l’architecture de cette période, le Jugendstil (« Art nouveau »), la Sécession, ou encore la biographie de certains architectes, ne sera qu’à demi satisfait, car ce n’est pas ce qui fait la valeur principale du roman.
Lajos Ligeti se définit comme un architecte européen, il travaille pour toutes les nations de la double monarchie et même au-delà, pour Paris, la Roumanie, la Russie, la Grèce… Il est le prophète d’une modernité fondée sur l’intelligence des cultures diverses qui font la richesse de la double monarchie, cette petite Europe. Le personnage décide de quitter Vienne, sa ville de naissance, pour Budapest, terre promise regorgeant de chantiers pour un jeune architecte dans les années 1890, mais aussi peut-être pour retrouver la terre de ses ancêtres, se rapprocher d’une généalogie orientale, qui fait penser que l’homonymie de l’architecte avec un philologue orientaliste hongrois ayant réellement existé, Lajos Ligeti (1902-1987), n’est peut-être pas fortuite. C’est fuir sans doute ce nationalisme grand-allemand, déjà très présent, qui faisait se souvenir Joseph Roth, dans La crypte des capucins, que beaucoup d’Autrichiens préféraient déjà chanter la Wacht am Rhein plutôt que l’hymne à l’empereur François-Joseph. Ligeti ne travaillera jamais à Vienne, il n’aura que dégoût pour cette ville qu’il trouve déjà désuète, la cité de Karl Lueger (1844-1910), maire qui institutionnalisa l’antisémitisme.
Ligeti pourrait personnifier de nombreux architectes de cette période. L’ouvrage nous rappelle aussi que la mémoire reste très aléatoire, que les tendances, les innovations, les formes appartiennent à une époque avant d’appartenir à des hommes. Ainsi, Ligeti serait un architecte de génie, imaginaire bien sûr, qui aurait été oublié par l’histoire. Il pourrait être tout aussi bien Josef Hoffmann (1870-1956) que les architectes tchèques Jan Kotěra (1871-1923) Josef Chochol (1880-1956) ou encore l’architecte slovène Jože Plečnik (1872-1957).
Ligeti fait un peu la synthèse de tous les courants et recherches de la période. D’abord enthousiasmé par le romantisme national de son maître, Ödön Lechner, qui sait concilier modernité technique et résurrection de formes typiquement « hongroises », puisées notamment dans l’ouvrage de Jozsef Huszka Le style décoratif hongrois, autrement dit un style créé de toute pièce, mais répondant à des aspirations qui paraissent à Ligeti rapidement trop restrictives, il se passionne bientôt pour les possibilités offertes par les innovations techniques et les nouvelles structures en béton armé. Il s’abonne à la revue de François Hennebique, Le béton armé. Ses projets s’épurent, atteignant une forme d’archaïsme moderniste, mais ne renoncent pas pour autant à l’ornement. Notre héros est tout autant galvanisé par les prophéties d’Otto Wagner dans Moderne Architektur que par L’art de bâtir les villes selon ses fondements artistiques de Camillo Sitte. À travers Ligeti, qui pourrait par la vision s’apparenter tour à tour à un Josef Hoffmann, à un Erich Mendelsohn (1887-1953) ou à un protagoniste de la Gläserne Kette, s’opère cette synthèse parfaite de la forme esthétique pure et de la forme fonctionnelle au service d’une vision utopique. Ligeti est le contradicteur imaginaire d’Adolf Loos (1870-1933) et de sa radicalité trop hygiéniste, trop intolérante.
Le roman de Paul Greveillac est plus politique qu’on pourrait le penser. Il aborde le problème des identités par l’intermédiaire des principaux personnages. À commencer par l’épouse de Lajos Ligeti, Katarzyna Liski, allégorie d’une autre région de l’Empire, la Galicie. Polonaise, elle est originaire de Lemberg, l’actuelle Lviv, en Ukraine. Lajos et Katarzyna se sont trouvés car au fond ils se ressemblent : l’un comme l’autre, ils se cherchent, ils n’ont pas vraiment de patrie, ce sont des transfuges, Katya Liski passant de la domesticité à la bourgeoisie, Ligeti étant le fils de pharmaciens juifs de Vienne eux-mêmes nés dans une famille modeste d’une petite ville roumano-hongroise, Nagyvárad (aujourd’hui Oradea, en Roumanie). Lajos Ligeti y puisera la quête effrénée de la modernité et du changement, une vision transnationale et universaliste, et en même temps sa prudence, son retrait volontaire des questions trop politiques.
Une série fatidique de circonstances empêchera Lajos Ligeti de mettre en œuvre son grand dessein européen. C’est le projet d’Europa, cité-jardin industrielle pour une importante firme tchèque, qui se solde par un fiasco. Il ne s’en remettra jamais. Cet échec politiquement symbolique incarne l’ambition avortée d’une architecture et d’un urbanisme pour l’Europe qui habite Ligeti toute sa vie. Le projet original, grandiose, résolument moderne, esthétique et social, est plagié, tronqué et « nationalisé » par un concurrent tchèque bon teint. Après la gloire, vient la mise à l’écart, la pauvreté, le mépris acharné des autres, et la conscience d’être juif. Dans la vitrine de sa bibliothèque, s’étalent les volumes légués par son oncle, Jakob Karpati, qui fut lors de la révolution de 1848 un nationaliste magyar. Il s’agit de la Jewish Encyclopedia et de L’État des Juifs de Theodor Herzl (1860-1904). Lajos Ligeti ne les lira jamais, et pourtant il les conservera précieusement, comme un rappel perpétuel des racines et surtout peut-être de la seule utopie permise en ce début du XXe siècle, siècle qui allait voir se détruire tout ce qui avait fait de l’Autriche-Hongrie « la patrie de la grâce, de la gaieté et du génie ».