En 1964, James Baldwin publia une pièce, Blues pour l’homme blanc (Blues for Mister Charlie), qui fut jouée la même année à Broadway et reçut un accueil poli. La pièce a depuis été peu reprise, sa dernière mise en scène remontant au début des années 2000, lorsque Talawa, une compagnie noire anglaise, en donna quelques représentations. La désaffection pour l’œuvre est, il faut bien le dire, méritée, et seul un inconditionnel de Baldwin ou un amateur de « period pieces » pourrait aujourd’hui y trouver un intérêt.
James Baldwin, Blues pour l’homme blanc. Trad. de l’anglais (États-Unis) et présenté par Gérard Cogez. Zones, 163 p., 14 €
James Baldwin ne se lança d’ailleurs pas sans hésitation dans la rédaction de Blues. Il avait peut-être senti que ses talents étaient ceux de l’essayiste et du romancier et non de l’auteur dramatique, même si, dans l’introduction à la pièce, il dit, ce qui n’est évidemment pas faux mais ne contient pas l’entière vérité, qu’il a longtemps hésité à écrire pour le théâtre à cause de son manque « d’estime pour ce qui se passait sur les scènes américaines ». Toujours est-il que, pour son deuxième essai dramaturgique (il avait écrit un petit Amen Corner dix ans plus tôt), Baldwin s’inspira d’assez loin de l’affaire Emmett Till, l’assassinat dans le Mississippi en 1955 d’un jeune Noir venu du Nord, tué pour n’avoir pas su « rester à sa place » par des petits blancs qui furent acquittés à l’issue de leur procès.
Blues reprend les éléments essentiels de ce fait divers : le racisme meurtrier du Sud profond, le massacre d’un innocent venu du Nord, l’impunité pour les criminels. Mais Baldwin souhaite, semble-t-il, faire plus que dénoncer l’injustice et la violence contre les Noirs, il veut mettre en scène la situation politique et culturelle de 1964, c’est-à-dire, d’une part, les types de rapports existant entre Blancs et Noirs, d’autre part, les positionnements idéologiques des uns et des autres : donc, bien sûr, le suprémacisme blanc mais, aussi et surtout, les atermoiements des Blancs libéraux et les divisions des mouvements noirs (partagés à l’époque entre les stratégies de non-violence et d’intégration de Luther King et celles d’un « black power » incarné par les Black Panthers, plus radical parce que réclamant l’égalité socio-économique). Baldwin n’avait lui-même à l’époque pas tranché entre ces positions « progressistes », se sentant de la sympathie pour tous les bords, et étant, de plus, déterminé – en tout cas si l’on en croit son introduction à la pièce – à comprendre la mentalité des « misérables » (wretched) qui assassinent par haine raciale.
Voilà qui demandait une habileté considérable pour être traité et assemblé en une seule pièce, car le politique, le culturel et le psychologique ne se prêtent pas au même traitement, et seul le choix d’une forme dramatique dynamique, d’une approche imaginative, aurait pu faire réussir le projet. Mais le montage de l’action, les situations, les personnages, la langue, le propos… sont ratés.
Dans la pièce, tout est simpliste, bavard, parfois ridicule et déplaisant. À la fin de Blues, par exemple, après le procès du criminel blanc qui s’est soldé par son acquittement, les Noirs partent manifester. Un personnage blanc, Parnell, directeur du journal local libéral (au sens américain du terme), lui-même en faveur des droits civiques, mais qui a pourtant menti au tribunal et ainsi permis que le coupable soit libéré, vient demander à une jeune manifestante qu’il connaît, Juanita, s’il peut se joindre à la marche.
PARNELL.- Puis-je me joindre à toi pour la marche, Juanita ? Puis-je marcher à tes côtés ?
JUANITA.- Oui, nous pouvons marcher dans la même direction, Parnell. Viens, Ne fais pas cette tête-là. Allons-y.
Elle sort
Après un moment, Parnell la suit.
Et là le rideau tombe. Les lumières se rallument.
Traduction pour lecteur ou spectateur bouché : il faut que les Noirs gardent le soutien des mouvements politiques blancs même lorsque ceux-ci se sont montrés traîtres ou peu fiables. D’accord. Mais cette position doit-elle être traduite de manière aussi niaise, et par une scène aussi invraisemblable ? Et doit-elle figurer dans toute son éclatante platitude en tomber de rideau ? Cela dit, le reste de Blues, répétons-le, n’est ni plus fin ni mieux tourné et provoque la même stupeur.
On s’étonnera d’ailleurs qu’en 2004 les acteurs de la compagnie noire Talawa, qui avait monté la pièce, n’aient pas reçu un tombereau de tomates à l’issue de la représentation. Les spectateurs sont parfois de bonne composition.