Avec Passés singuliers, l’historien Enzo Traverso offre un essai percutant sur la montée du subjectivisme dans l’œuvre de certains de ses collègues. Sans complaisance ni acrimonie, il en souligne l’intérêt comme les limites dans une réflexion serrée sur la frontière qui sépare et relie aujourd’hui l’histoire et la littérature. Surtout, il redonne aux débats qui l’agitent toute leur épaisseur politique en faisant de ce nouveau narcissisme historien le symptôme d’un diagnostic plus profond : celui d’une perte du sens collectif de l’Histoire.
Enzo Traverso, Passés singuliers. Le « je » dans l’écriture de l’histoire. Lux, 232 p., 16 €
Ce qui fait le sel de l’œuvre d’Enzo Traverso, c’est ce regard singulier, en surplomb et pourtant à hauteur d’homme : celui d’un historien des idées indiscipliné et engagé dans son temps. Érudit mais limpide, il apporte un éclairage salutaire sur la discussion sans cesse relancée des rapports qu’entretiennent l’histoire et la littérature.
La force de son propos tient avant tout à cette qualité de point de vue. Précis mais panoptique, Enzo Traverso entre par la petite porte – la présence croissante de la première personne dans l’œuvre de quelques historiens – pour mieux faire le tour du propriétaire – l’avènement de l’individualisme et du présentisme dans nos sociétés occidentales. Son regard opère en permanence un aller-retour entre l’épaisseur des textes – qu’il cite parfois longuement – et celle des idées qui les autorisent et qu’ils charrient en retour. Évitant le double écueil d’un regard myope ou presbyte, l’historien invite à des jeux de changement d’échelle et de perspective constants, d’une époque ou d’une discipline à l’autre. La traversée est fluide, aussi bien dans la langue que dans les idées qu’il met constamment à la portée de son lecteur.
Naviguant à vue dans un domaine qu’il connaît bien – l’histoire, les idées et théories politiques du XXe siècle –, il s’aventure cette fois en littérature et étudie avec finesse les œuvres de ses contemporains qu’il analyse en tant qu’auteurs. Car Passés singuliers est avant tout l’essai d’un lecteur, le fruit d’une curiosité pour l’écriture de l’histoire sous toutes ses formes et plus particulièrement sous ses formes hybrides.
D’un côté, quelques historiens contemporains à l’ambition littéraire et chez lesquels l’auteur constate la présence croissante de la première personne. De l’autre, quantité d’écrivains qui, au moins depuis W. G. Sebald ou Patrick Modiano, s’aventurent en terre historienne, empruntent à l’histoire outils et méthodes, brouillent les codes. À la croisée des disciplines et des savoirs, l’essai offre autant de place aux questions qui travaillent depuis longtemps la communauté historienne qu’à celles qu’adressent aujourd’hui les chercheurs en littérature contemporaine à des œuvres dialoguant de plus en plus avec les sciences sociales – interrogations communes qui se cristallisent notamment autour des littératures « de terrain » ou du paradigme de l’enquête. Ni pourfendeur ni défenseur de cette extension littéraire du domaine de l’histoire, Enzo Traverso s’en fait l’observateur attentif et circonspect.
Tout part d’un constat formulé au gré de ses lectures et source d’une certaine perplexité : « l’histoire s’écrit de plus en plus souvent à la première personne, au prisme de la subjectivité d’un auteur », et ce, en dehors des autobiographies que rédigent certains historiens ou historiennes célèbres en marge de leur carrière universitaire. Le scrupule d’objectivité et de distance critique semble ainsi abandonné au profit d’une implication subjective assumée. Le « je » n’est plus la trace du témoin ou d’un engagement dans l’Histoire, mais devient une modalité narrative et interprétative. Tendance qui mène Enzo Traverso à décrire l’émergence d’un « Narcisse historien » aux côtés du célèbre « Narcisse romancier » de Jean Rousset. Les deux semblent partager bien plus qu’un nom. Prenant acte du tournant linguistique, de l’essor des questions mémorielles et de la prise en compte progressive des affects qui animent l’historien, l’auteur va dresser la généalogie de ce passage de la troisième à la première personne dans une discipline où celle-ci était pourtant honnie.
De cette mutation, Enzo Traverso retient des textes qui lui semblent exemplaires : Laëtitia d’Ivan Jablonka ou le récit de filiation que ce dernier compose avec Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (Seuil, 2012) ; les expérimentations de Philippe Artières dans Vie et mort de Paul Gény (Seuil, 2013) ; l’histoire marchée à laquelle se livre Antoine de Baecque dans La traversée des Alpes (Gallimard, 2014) ou bien encore le récit impliqué que Sergio Luzzatto consacre à l’expérience partisane de Primo Levi (Gallimard, 2016). En s’appuyant notamment sur le manifeste d’Ivan Jablonka L’histoire est une littérature contemporaine, il décrit les ambitions et les limites de ce nouveau genre hybride. S’il pointe le côté séduisant de la démarche, il en tempère le côté révolutionnaire – ces historiens sont le plus souvent bien installés académiquement – et déplore surtout ce repli sur la sphère familiale ou patrimoniale qui « transforme la symphonie des grands drames collectifs en solos ». Le risque est ainsi celui d’un « narcissisme stérile » qui neutralise l’esprit critique et délaisse la société au profit de l’intime. La critique la plus cinglante est ainsi faite à la correspondance de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates, écrite dans l’après-coup des attentats de 2015 et que Traverso voit comme la capitulation devant l’effort de compréhension que réclame l’événement.
À ces récits historiens d’un genre nouveau, Traverso confronte et compare ceux que les écrivains contemporains composent aux marges de la fiction depuis quelques années déjà. Témoin les affinités – thématiques, narratives et esthétiques – que peuvent entretenir des livres comme Les disparus de Daniel Mendelsohn (Flammarion, 2007) et celui que Jablonka consacre à ses grands-parents. Loin des romans historiques traditionnels et du seul désir de donner à une intrigue et des personnages les couleurs d’une époque révolue, ces récits hybrides sont bien plutôt des romans historiens, dans le sens où ils empruntent à l’historiographie certains gestes, parfois même une rhétorique, et prétendent porter un discours de vérité. Un brouillage des genres qui ne manque pas de susciter l’indignation et les reproches de la communauté historienne, comme ce fut le cas avec Les bienveillantes de Jonathan Littell, Jan Karski de Yannick Haenel, HhHH de Laurent Binet, les livres de Javier Cercas ou encore le très récent M. d’Antonio Scurati consacré à Mussolini.
Face à la concurrence des discours sur le passé, Enzo Traverso tente de faire place nette. Tout en montrant la fécondité des œuvres qui questionnent notre rapport à la vérité historique, il renvoie dos à dos les historiens qui jugent les romans comme des « thèses de doctorat » et s’octroient le « monopole du passé » et les écrivains qui revendiquent avec désinvolture une « vérité romanesque » au détriment de la réalité historique. Conscient du traumatisme révisionniste et des falsifications du passé qui poussent les historiens à la vigilance, Enzo Traverso est aussi convaincu de la liberté des écrivains à se saisir de l’histoire. « C’est pourquoi la compréhension du passé a besoin des deux », arbitre-t-il à la fin de son essai.
Défendant Éric Vuillard contre l’historien Robert O. Paxton dans la controverse créée par l’historien à la sortie américaine de L’ordre du jour, il pointe le malentendu sur lequel repose la critique du spécialiste et analyse avec brio la force de vérité du roman sur l’histoire. Convaincu que la littérature n’a pas à occuper une place auxiliaire voire ancillaire vis-à-vis de l’Histoire, il réaffirme avec force son autonomie. Pour autant, c’est bien en historien qu’Enzo Traverso rejette le scepticisme qui nie la possibilité d’une vérité historique, réaffirmant l’importance de la réalité extérieure au discours, à la manière de Carlo Ginzburg ou de Pierre Vidal-Naquet. C’est à ce titre, par exemple, qu’il dénonce, comme d’autres avant lui, le « regard apologétique » de Javier Cercas sur le passé franquiste espagnol. Réclamant des comptes à l’écrivain lorsqu’il s’avance sur le terrain de la vérité et cherche à défendre une vision de l’histoire, il prône avec d’autres un partage net entre fait et fiction et se méfie à juste-titre de la séduction des formes pirates.
Sensible aux usages publics du passé que laissent transparaître ces écritures subjectivistes de l’Histoire, Enzo Traverso les réinscrit dans un tableau plus large. Sans confondre les démarches des différents auteurs, qui n’appartiennent ni à une école ni à un courant, il montre qu’ils ont en partage une époque, une sensibilité et un « horizon mémoriel et politique » commun. Pour lui, ces écritures sont symptomatiques d’un rapport « présentiste » au temps (voir François Hartog, Régimes d’historicité, Seuil, 2003) et de l’avènement de l’individualisme et du néolibéralisme. La « privatisation » du passé, qui conduit nécessairement à sa dépolitisation, se fait au détriment de la réflexion et de l’action collectives.
On peut regretter que l’essai ne se propose pas de définir ce qui fait ou non littérature, ou du moins d’essayer. Dans son souci d’identifier le genre hybride, l’auteur relève « la forme très littéraire » du Léonard et Machiavel de Patrick Boucheron (Verdier, 2008) ou la « remarquable dimension littéraire » du Newport Street de Richard Hoggart (Seuil, 1991), mais omet de préciser ce qu’il entend par là. Il aurait été intéressant de voir qui du style, de la narration, de la fiction ou bien encore de la posture éditoriale et médiatique fait basculer tel ou tel texte dans la création littéraire.
Malgré la hauteur de vue de Passés singuliers, on pourra aussi regretter – souvent avec Traverso lui-même – certains absents, dus d’abord au format court, au champ d’expertise et à la langue. On aimerait ainsi savoir si ces mutations dans l’écriture de l’histoire valent aussi dans d’autres historiographies que celle de l’Occident – de surcroît resserré à une portion de l’Europe et aux États-Unis. Grandes absentes également, les femmes, que le livre évoque peu, à l’exception de quelques grandes figures (Joan W. Scott, Mona Ozouf, Nicole Lapierre). Si l’auteur l’explique par « une certaine réticence des femmes à dire « je » », cette absence tient sûrement aussi à leur manque cruel de visibilité au sein de la communauté historienne. L’écriture personnelle et hybride de Régine Robin ou le travail d’Arlette Farge, non mentionnés, fournissent à coup sûr des perspectives intéressantes.
De la même manière, les tenants d’une histoire collective, populaire ou décentrée, auraient pu servir de contrepoints féconds à la montée du narcissisme diagnostiquée par Traverso. On songe notamment, en vrac, et dans le seul domaine français, aux histoires pratiquées par des historiennes et des historiens aussi variés que Michelle Perrot, Michelle Zancarini-Fournel, Gérard Noiriel, Ludivine Bantigny, Romain Bertrand… ou même Philippe Artières et Patrick Boucheron eux-mêmes. Autant d’entreprises collectives qui – pour reprendre la belle conclusion du livre – rappellent que « l’histoire est surtout faite de et par « nous » ».