Vivre avec Baudelaire

Quand il se trouve confronté à ce volume de 600 pages, quand il est plongé dans ce qui est à l’évidence la récapitulation de toute une vie de fréquentation de l’œuvre baudelairienne, quand il est conduit à admirer la synthèse d’innombrables lectures, attentives et sensibles, ce qui frappe le lecteur, c’est la méthode choisie par Jean-Claude Mathieu, ou plutôt sa libre démarche, plus vagabonde qu’universitaire.


Jean-Claude Mathieu, Les Fleurs du mal. La résonance de la vie. José Corti, coll. « Les Essais », 613 p., 29 €


L’objet pourtant est bien circonscrit. « Cette étude, dit Jean-Claude Mathieu, a pour objet Les Fleurs du mal » et elles seules, les autres textes de Baudelaire – les Salons, les essais sur le rire ou la caricature, la correspondance, les journaux – ne venant qu’en soutien ou en illustration. Ce faisant, Jean-Claude Mathieu renoue avec un travail ancien, un « opuscule » d’introduction aux Fleurs du mal qu’il avait écrit, dit-il, « dans l’effervescence de Vincennes », en 1972, pour une collection dirigée par Georges Raillard aux éditions Hachette. Bien des années après, la petite étude de 128 pages produit en quelque sorte ses fruits tardifs avec cette lecture foisonnante, déroutante, surabondante, comme on disait jadis de la grâce. Le parti pris est celui de la proximité, et de l’excès. Ces Fleurs du mal offrent un livre compagnon qui se dérobe un peu à une lecture suivie, d’autant plus généreux dans le commentaire des poèmes les plus significatifs, qu’un utile index permet de retrouver.

Pas de distance herméneutique entre la matière même des poèmes et le commentaire, pas de surplomb, l’analyse est indissociable de la citation, légèrement référencée ; la bibliographie, solide et abondante, complète autant qu’elle peut l’être, ne nous est pas d’un grand secours. Jean-Claude Mathieu reste au plus près de la lettre des poèmes, dans un « cheminement » d’abord attentif aux « effets de signifiance, aux aimantations phoniques, aux suggestions graphiques, aux effets prosodiques du rythme et de la versification en tension avec la syntaxe » et, au total, aux « biffures », aux aiguillages et aux dérives de la matière verbale. Démarche exigeante, technique parfois, dont l’enjeu n’est rien de moins qu’une phénoménologie de l’expérience poétique, où se fait sentir l’influence de Merleau-Ponty.

Sans doute Jean-Claude Mathieu s’oppose-t-il secrètement et sans animosité à certaines lectures dites sociologiques ou « marxistes » qui, comme celle de Walter Benjamin, mettent au cœur de la poésie baudelairienne l’expérience vécue du choc, et plus spécialement le choc de la vie urbaine, une expérience traumatisante liée à l’emprise croissante de la technique et du capitalisme sur la vie. Benjamin déduit de ce contexte matériel un portrait de l’artiste moderne en chiffonnier et en joueur, en écrivain raté qui a perdu son auréole.

Jean-Claude Mathieu, Les Fleurs du mal. La résonance de la vie

Caricature de Baudelaire par Nadar (années 1850) © Gallica/BnF

Chez Jean-Claude Mathieu, la démarche est presque inverse : le mot clef de la poésie baudelairienne serait au contraire le « retentissement », plus précisément encore, d’un terme plus musical, la « résonance », ce dilatement d’un temps qui s’efface. « La résonance sur le pavé des cours, le fracas roulant des omnibus, l’éloignement des calèches dans la nuit » sont présents, bien sûr. L’expérience urbaine est certes centrale, et pas seulement par les Tableaux parisiens, mais elle se trouve comme assourdie, atténuée, étouffée, prise en écho, ce qui n’exclut pas la sensation du gouffre, de la béance, de la « profondeur » selon Jean-Pierre Richard.

Dans les années 1930, Walter Benjamin avait mis en vedette quelques « thèmes baudelairiens » qui trouvaient leur expression canonique dans des poèmes de référence. Jean-Claude Mathieu, dans un dialogue, critique, serré, avec cette lecture, reprend et développe ces thèmes qu’il enrichit de références à d’autres lecteurs majeurs de Baudelaire, comme Jean Starobinski ou Michel Deguy. Ces thèmes, mentionnons-en quelques-uns :  l’atmosphère, la nuit, le crépuscule couleur de crêpe, l’ennui et le spleen, cette « passion moderne » ; la mélancolie, bien sûr, et la perte d’auréole, les couleurs, comme le rouge de l’imagination et « le vert paradis des amours enfantines », les parfums exotiques qui sortent d’un flacon (« Vous sentez tous la mort ! Ô squelettes musqués »), la troublante noblesse d’une passante en deuil croisée dans la rue, qui lui rappelle Virgile, « et vera incessu patuit dea », « sa démarche trahit la déesse ». Autant de pages riches de références et de suggestions (par exemple, ici, la Théorie de la démarche de Balzac et l’iconologie d’Aby Warburg). Peu à peu se construit « la poétique immanente des poèmes » à partir d’échos qui se croisent et se mêlent.

Le poète lui-même est un passant, comme l’avait noté René Char, un passant qui assume de multiples identités dans sa quête d’une sensation capiteuse ou térébrante, dans l’art de « sentir juste », dans la saisie subliminale d’un des « longs échos » de la Nature. On l’aperçoit travesti en mendiant, en chiffonnier, en comédien, en dandy, en escrimeur, en vagabond et en bohémien. Voire en cygne, héroïque, sublime, et un peu ridicule, ou en albatros… Pour Jean-Claude Mathieu, la poésie baudelairienne est la « représentation symbolique du mystère de la vie », la manifestation d’une volonté de vivre, aux multiples incarnations malgré l’omniprésence de la mort. Aussi est-elle marquée par une tension de tous les instants, entre le miroitement et l’abîme, entre le rêve et le néant, entre « la tendresse et la haine » (lettre à sa mère du 9 mars 1865). L’oxymore est la clef de cette poésie.

« Nous vivons une époque vulgaire » dont la « pauvre » Belgique passe aux yeux du poète pour la réalisation ordinaire. Caricature injuste, sans doute. C’est « l’engrenage du Progrès » – avec un P majuscule – en général qui est visé, comme chez Walter Benjamin, mais le Baudelaire de Jean-Claude Mathieu tente de préserver son « désir de vivre » malgré la vulgarité admise de l’époque bourgeoise.

De façon assez paradoxale, c’est pourtant par l’analyse de textes en prose que se termine cette monumentale étude des Fleurs du Mal : « Avec une irréductible lucidité, le douloureux texte testamentaire, Le monde va finir […], noue amèrement le désabusement du passé à l’impossible découverte du nouveau. […]Le Voyage” est le poème lumineux et désespéré de ce regard en arrière ». Baudelaire renonce au vers, à la forme revenante du discours, pour « une prose qui plonge, prorsa oratio, dans le chaos de la ville ». Dans les derniers grands poèmes, nous dit Jean-Claude Mathieu, « le vers tend à dépasser les limites assignées » en multipliant les enjambements. Le vers, au bout du compte, « passe la main à la prose ». Il y a quelque ironie à voir ainsi s’achever par le triomphe de la prose ce maître livre de poétique.

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